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Né à
Lille le 15 Juillet 1919 d'un père médecin psychiatre et
d'une mère à qui, nous a-t-il souvent confié, il devait
tout y compris sa passion pour la littérature, comme
pour la musique de Chopin et de Bach , Joseph Sablé
fit d'excellentes études au collège Saint-Joseph de Lille,
au Grand Séminaire de la même ville, enfin à l'Institut
catholique de Paris. Ordonné prêtre du diocèse de Lille
le 21 mai 1944, il fut nommé professeur au collège de Marcq-en-Baroeul,
où il enseigna jusqu'en 1955. De 1955 à 1970, il assura
les cours de propédeutique et de licence à l'Institut catholique.
En 1968 année fatidique, car il ne cachait guère
sa conviction que les événements de mai et leurs conséquences
pour l'Université étaient plutôt catastrophiques ,
il a passé un an comme professeur en visite au collège Saint-Michel
à l'Université de Toronto. En 1971, il y retourna et décida
d'y consacrer le reste de sa carrière. Carrière assez paradoxale,
à la fois modeste et brillante. Il refuse, par principe,
d'apprendre l'anglais. Dans un milieu de plus en plus dominé
par le principe de « publish or perish », il préférait
lire et parler aux autres de ses lectures et découvertes,
plutôt que d'écrire ; disant souvant qu'il y avait tellement
de choses à lire qu'il n'avait pas le temps de publier.
Pendant un certain temps, il a été question d'une thèse,
sur Le Curé du village : le professeur Pierre-Georges
Castex n'a jamais cessé de lui prêter son amitié et ses
encouragements. Mais quand on s'intéresse à tout, quand
on se donne totalement à ses étudiants, il est tellement
plus raisonnable, n'est-ce pas, de remettre au lendemain
des recherches suivies et spécialisées. Par conséquent,
ce furent les étudiants du deuxième cycle, à Paris puis
au Canada, qui, seuls, ont profité de sa culture exceptionnelle
et de sa capacité à traduire oralement l'essentiel des auteurs
au programme. Que nombreux d'entre eux soient devenus à
leur tour professeurs de lettres ne surprendra guère ceux
qui ont eu la chance de travailler avec lui.
Quant
à sa collection d'environ 12 000 livres, qu'il donna
au collège Saint-Michel lors de sa retraite en 1985 et qui
constitue la base du Centre d'Études romantiques qui porte
son nom, elle reflète à plusieurs égards son caractère et
l'étendue de sa culture. Pour les dates limites (1800-1850),
il est resté assez fidèle à sa première idée: ni Flaubert,
ni Baudelaire, donc, et assez peu sur le préromantisme.
Mais à l'intérieur de ces dates, on y trouve de tout : des
revues, des romans populaires, les restes de deux cabinets
de lecture (environ 1300 volumes), plus de mille pièces
en édition originale, un rayon et demi sur la phrénologie
etc. Ce fut d'ailleurs le contraire même du bibliophile
typique : les jolies reliures (romantiques et autres), les
premières éditions en tant que telles ne l'intéressaient
guère : à quoi bon posséder une première édition du Rouge
et le Noir, texte que l'étudiant peut lire en Pléiade
ou en Classiques Garnier, alors avec les 10 000 dollars
que vaut un tel objet, on peut avoir toute une foule d'auteurs
populaires aujoud'hui oubliés, des revues capables de faire
revivre toute une époque, des éditions illustrées ?
Je ne
sais pas si Balzac était l'auteur préféré du père Sablé
: ce fut certainement celui dont il nous entretenait le
plus souvent et le plus volontiers : il aurait pu faire
sienne la phrase légendaire de Gérard de Nerval : «
Parlons un peu de Balzac, cela fait du bien ! »
Pour La Comédie Humaine, vu le caractère notoirement
instable du texte, il fallait au contraire tout avoir. Il
en résulte que le fonds « Balzac » du Centre,
sans prétendre rivaliser avec les trois grandes collections
parisiennes, constitue un instrument de travail de réelle
qualité pour les chercheurs nord-américains, digne d'être
comparé avec les collections de Chicago et de Princeton.
Depuis l'ouverture du Centre (en octobre 1994), le père
Sablé disait souvent du reste que sa collection, devenue
Centre, était en quelque sorte sa thèse, la vraie, remplaçant
celle qu'il n'avait pas eu le temps d'écrire. Sa contribution
au rayonnement des lettres françaises, reconnue d'ailleurs
par les autorités compétentes doctorat honoris
causa du collège Saint-Michel en 1992, chevalier de
la Légion d'Honneur en 1995 peut donc être qualifiée
de permanente, comme en témoigne la série «
À la recherche du XIXe siècle » éditée au
Centre (trois volumes parus, dans lesquels on trouvera sept
articles ou chapitres consacrés à Balzac).
Le père
Joseph Sablé prêtre, professeur hors pair et, surtout,
collectionneur de livres infatiguable nous a quittés
subitement le vendredi 13 février 1998 à Saint Servan (Ille-et-Vilaine)
: le jour même de sa mort, il s'apprêtait à rendre visite
à un de ses libraires préférés, à Jersey.
Graham
FALCONER
Professeur émérite à l'Université de Toronto
Ancien directeur (1994 - 1999) du Centre d'Études romantiques
J. Sablé
(devenu aujourd'hui le Centre d'études du 19e siècle français Joseph Sablé)
Le
Courrier balzacien, N° 73, 4° trimestre 1998,
pp. 38-39.