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Accueil : Les archives Émile Zola : Correspondance de Zola : Lettres échantillons : Céard
Lettres échantillons
193*
A Henry Céard

Paris, 22 mars 1885

     Mon cher ami, j'ai lu et relu votre étude (1). Certaines parties en sont d'une analyse très pénétrante. Mais je crains que votre amitié pour moi ne vous ait emporté à trop d'éloges. En un mot et très franchement, entre nous, pensez-vous tant de bien de Germinal? J'en doute un peu. Cela sort pour moi d'entre les lignes, et j'aurais peut-être préféré une discussion plus franche. Vous m'aimez assez, je crois, pour savoir que, si mes nerfs tolèrent peu la contradiction du premier moment, ma raison de travailleur sans illusion accepte toutes les critiques.
     Donc, si je pouvais discuter avec vous, je prendrais surtout deux points de votre étude. Le premier, c'est l'abstraction du personnage, chaque figure raidie, n'ayant plus qu'une attitude
(2). Est-ce bien exact pour Germinal? Je ne le pense pas. La vérité est que ce roman est une grande fresque. Chaque chapitre, chaque compartiment de la composition s'est trouvé tellement resserré qu'il a fallu tout voir en raccourci. De là, une simplification constante des personnages. Comme dans mes autres romans d'ailleurs, les personnages de second plan ont été indiqués d'un trait unique: c'est mon procédé habituel, que vous connaissez bien, n'est-ce pas? et qui ne peut surprendre que ces bons critiques dont les yeux me lisent depuis vingt ans sans me voir. Mais regardez les personnages du premier plan: tous ont leur mouvement propre, une cervelle d'ouvrier peu à peu emplie des idées socialistes chez Etienne, une exaspération lente de la souffrance jetant la Maheude de l'antique résignation à la révolte actuelle, une pente pitoyable où Catherine roule jusqu'au dernier degré de la douleur. Dans cette oeuvre décorative, j'ai pensé que ces grands mouvements exprimeraient suffisamment une pensée, en se détachant sur la masse de la foule. Et, à ce propos, laissez-moi ajouter que je n'ai pas bien compris votre regret, l'idée que j'aurais dû ne pas prendre de personnages distincts et ne peindre, n'employer qu'une foule. La réalisation de cela m'échappe. Mon sujet était l'action et la réaction réciproques de l'individu et de la foule, l'un sur l'autre. Comment y serais-je arrivé, si je n'avais pas eu l'individu?
     Le second point, c'est mon tempérament lyrique, mon agrandissement de la vérité
(3). Vous savez ça depuis longtemps, vous. Vous n'êtes pas stupéfait, comme les autres, de trouver en moi un poète. J'aurais aimé seulement vous voir démonter le mécanisme de mon oeil. J'agrandis, cela est certain; mais je n'agrandis pas comme Balzac, pas plus que Balzac n'agrandit comme Hugo. Tout est là, l'oeuvre est dans les conditions de l'opération. Nous mentons tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et la mentalité de notre mensonge? Or-c'est ici que je m'abuse peut-être --je crois encore que je mens pour mon compte dans le sens de la vérité. J'ai l'hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte. La vérité monte d'un coup d'aile jusqu'au symbole. II y aurait là beaucoup à dire, et je voudrais un jour vous voir étudier le cas.
     Je ne crois pas, comme vous, au gros succès de Germinal
(4). Ce qui se passe autour de ce livre me trouble et m inquiète. II fatiguera le public. Ma seule joie est de sentir que, malgré leurs restrictions fatales, mes amis rendent justice au grand effort qu'il m'a coûté. A ce point de vue, votre étude m'a causé un vif plaisir, et je vous en remercie du fond du coeur. A mon âge, au milieu d'un labeur incessant, la consolation qui reste, ce n'est pas d'amener à soi la bêtise de la foule, c'est de ne pas déchoir aux yeux de ceux qui vous aiment.
     Merci, et bien affectueusement à vous.

Corr. Bern., t. II, p. 635-637.

     1. «M. Emile Zola et Germinal»: l'article, daté du 14 mars 1885, était destiné au quotidien argentin auquel Céard collaborait, El Sud-América ( lettre 115, n. 3); il y parut divisé en trois parties, du 16 au 18 avril 1885. Ce texte important est resté longtemps ignoré de la critique zolienne: Albert Salvan en a proposé, en 1968, une transcription intégrale, retraduite de l'espagnol, que sont venues compléter, plus récemment, des citations du manuscrit original données par Colin Burns (1982, p. 175-177). (Retour au texte)

     2. Dans la première partie de son étude, Céard présentait Germinal par rapport aux principes généraux de l'oeuvre et analysait la façon dont les personnages étaient construits.
Notant que, chez Zola. «la généralisation mène à l'abstraction», il précisait: «M. Emile Zola [...] amplifie une observation exacte, la développe jusqu'aux confins poétiques de la vraisemblance et de l'hypothèse, et en tire arbitrairement une force abstraite dont il fait l'agent supérieur et le moteur principal de ses romans. » Un peu plus loin, il reprenait cette idée en formulant un reproche: « Vraiment il semble à regretter que M. Emile Zola, par une nouveauté d'audace et une tentative inosée jusqu'ici, n'ait pas écrit Germinal sans personnages déterminés. Après avoir renoncé au personnage central, pourquoi ne pas renoncer tout à fait au personnage ayant une individualité propre? Puisque, par la nature même et l'étendue de son sujet, il se refusait dès l'abord à toute psychologie, pourquoi, poussant cette fois ses habitudes littéraires à un extrême de poésie et d'abstraction, pourquoi n'aurait-il pas donné à son livre un seul et unique et énorme personnage, la foule, la grande foule qui gronde si superbement dans les meilleurs chapitres de Germinal? Quel chef-d'oeuvre doublement curieux M. Emile Zola aurait créé en opposant simplement une à l'autre ces deux faces impersonnelles: la mine et l'ouvrier, et dédaignant toute intrigue secondaire n'aurait pas cherché autre drame que le drame suffisamment terrible qui résulte de la collision entre le capital et le salaire » (Salvan, p. 49-50, et Burns, p. 176). (Retour au texte)

     3. «Sa littérature, écrivait Céard, est avant tout une littérature de retentissement. Les idées, chez lui, sont surtout des idées réflexes. Les impressions sont très vivaces
au point que l'observateur, sortant de l'indifférence sceptique, devient immédiatement un multiplicateur passionné. Les faits, pour lui, n'existent qu'à l'état de tremplins sur lesquels rebondit à l'infini son imagination à la fois toujours reposée et excitée par la solitude. Par suite il voit moins ce qu'il regarde que ce qu'il rêve. Le travail de son cerveau se substitue à la réalité, et la vérité à laquelle il se dévoue est toujours une vérité subjective. II voit, mais en lui, à la façon des mystiques et à la façon des visionnaires. Ces qualités sont des qualités essentiellement poétiques» (Burns, p. 175). Sur ce thème critique d'un Zola poète, voir la lettre 189, n. 1. (Retour au texte)

     4. Céard insistait, en effet, sur le concert d'éloges qui entourait Germinal: « Ce sont donc des qualités de propaganda
humanitaire qui à l'heure actuelle valent des éloges à M. Emile Zola. Ces mêmes journalistes qui l'insultaient et qui lui niaient toute valeur littéraire quand, dans L'Assommoir, il montrait le peuple dans la crudité de son ivrognerie et la licence de ses promiscuités, ces mêmes journalistes aujourd hui n'ont pas assez d'éloges pour Germinal, dans lequel la même licence et la même ivrognerie laissent deviner un vague plaidoyer en faveur de la masse des travailleurs qui souffrent. L'approbation est totale. Désormais on peut soutenir que M. Emile Zola est le maître du public français » (Salvan, p. 46). Voir la lettre 60, n. 3. (Retour au texte)


* Lettre autographe signée    (Retour au texte)
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28.02.07