24*
A Paul
Cézanne
Paris,
25 juin 1860
Mon
cher vieux,
Tu me parais découragé dans ta dernière
lettre; tu ne parles rien moins que de jeter tes pinceaux au plafond.
Tu gémis sur la solitude qui t'entoure; tu t'ennuies. N'est-ce
pas notre maladie à tous, ce terrible ennui, n'est-ce pas la plaie
de notre siècle? Et le découragement n'est-il pas une des conséquences
de ce spleen qui nous étreint la gorge? -- Comme tu le dis, si
j'étais près de toi, je tâcherais de te consoler, de t'encourager.
Je te dirais que nous ne sommes plus des enfants, que l'avenir
nous réclame et qu'il y a lâcheté à reculer devant la tâche qu'on
s'est imposée; que la grande sagesse est d'accepter la vie telle
qu'elle est: de l'embellir par des rêves, mais de bien savoir
que ce vent des rêves que l'on fait (1). Dieu
me protège, si je suis ton mauvais génie, si je dois faire ton
malheur en te vantant l'art et la rêverie. Je ne puis cependant
le croire; le démon ne peut se cacher sous notre amitié et nous
entraîner tous deux à notre perte. Reprends donc courage: saisis
de nouveau tes pinceaux, laisse ton imagination errer vagabonde.
J'ai foi en toi; d'ailleurs, si je te pousse au mal, que ce mal
retombe sur ma tête. Du courage surtout, et réfléchis bien, avant
de t'engager dans cette voie, aux épines que tu peux rencontrer.
Sois homme, laisse un instant le rêve de côté, et agis. Si je
te donne de mauvais conseils, je le répète, que Dieu me protège!
Je crois bien parler pour toi, j'en ai conscience; si l'on m'accusait,
ce ne serait pas la première fois que l'on me jetterait à la face
des injures que je ne mérite pas. Mon coeur en saignerait, mais
je dirais comme le Christ: « Seigneur, pitié pour eux; ils
ne savent pas ce qu'ils font » (2).
Laisse-moi te parler un peu de moi:
ce que je viens de te
dire a rouvert en moi des blessures saignantes. -- J'arrivais
au monde, le sourire sur les lèvres et l'amour dans le coeur.
Je tendais la main à la foule, ignorant le mal, me sentant digne
d'aimer et d'etre aimé; je cherchais partout des amis. Sans orgueil
comme sans humilité, je m'adressais à tous, ne voyant passer autour
de moi ni supérieur ni inférieur. Dérision! on me
jeta à la figure des sarcasmes, des mépris: j'entendis autour
de moi murmurer des surnoms odieux, je vis la foule s'éloigner
et me montrer au doigt (3).
Je pliai la tête quelque temps, me demandant quel crime j'avais
pu commettre, moi si jeune, moi dont l'âme était si aimante. Mais
lorsque je connus mieux le monde, lorsque j'eus jeté un regard
plus posé sur mes calomniateurs, lorsque j'eus vu à quelle lie
j'avais affaire, vive Dieu! je relevai le front et une immense
fierté me vint au coeur. Je me reconnus grand à côté des nains
qui s'agitaient autour de moi: je vis combien mesquines étaient
leurs idées, combien sot était leur personnage: et, frémissant
d'aise, je pris pour dieux l'orgueil et le mépris. Moi qui aurais
pu me disculper, je ne voulus pas descendre jusque-là: je conçus
un autre projet: les écraser sous ma supériorité et les faire
ronger par ce serpent qu'on nomme l'envie. Je m'adressai à la
poésie, cette divine consolation: et si Dieu me garde un nom,
c'est avec volupté que je leur jetterai à mon tour ce nom à la
face comme un sublime démenti de leurs sots mépris. --Mais si
j'ai de l'orgueil avec ces brutes, je n'en ai pas avec vous, mes
amis: je reconnais ma faiblesse et, pour toute qualité, je ne
me trouve alors que celle de vous aimer. Comme le naufragé qui
se cramponne à la planche qui surnage, je me suis cramponné à
toi, mon vieux Paul. Tu me comprenais, ton caractère m'était sympathique:
j'avais trouvé un ami, et j'en remerciais le ciel.
J'ai craint de te perdre à plusieurs reprises: maintenant cela
me semble impossible. Nous nous connaissons trop parfaitement
pour jamais nous détacher (4).
Pardonne-moi de t'avoir parlé de ces questions brûlantes: j'ai
cru devoir le faire pour augmenter, s'il est possible, notre amitié.
J'ai passé la journée d'hier avec
Chaillan. Comme tu me l'as dit, c'est un garçon qui a un
certain fond de poésie: la direction seule lui a manqué. Je dois
demain aller le voir travailler chez lui: il est en train de faire
une petite toile représentant une barque battue par la tempête
et habitée par un matelot hagard: dans le fond la Vierge apparaît
à sa prière et éloigne d'une main l'ouragan. Ce sujet est tiré
d'une gravure que l'on place sur la première feuille des romances.
Telle est l'idée: quant à l'exécution, c'est assez piètre,
surtout comme couleur, comme harmonie des teintes. Le sujet étant
très difficile à traiter, ce brouillard, cette mer, ces éclairs,
cette apparition, ce chaos du ciel et des vagues présentant une
grande difficulté pour être proprement rendus, et d'un autre côté
le peintre n'ayant pas les talents requis, l'oeuvre, je le crains,
sera fort médiocre. Par ce qui est déjà fait, je
juge que cela ressemblera assez à ces ignobles ex-voto qui sont
accrochés dans la Madeleine, à Aix (5).
Jeudi, je dois aller souper avec Chaillan dans une famille provençale,
résidant à Paris, à l'occasion de la première communion
du fils de la maison. Quant à la journée d'hier, je crois -- Dieu
me pardonne -- que nous nous sommes un peu pochardés. Titubant,
lui prodiguant les plus doux noms, je l'ai accompagné jusque chez
lui où je l'ai quitté, après mille serments d'amitié. II travaille
unguibus et rostro souhaitant de tout coeur de t'avoir
pour compagnon.
Je compte toujours aller te voir
bientôt. J'ai besoin de te parler: les lettres, c'est fort bon,
mais on n'y dit pas tout ce que l'on voudrait dire. Je suis las
de Paris; je sors fort peu et, si c'était possible, j'irais m'établir
près de toi. Mon avenir est toujours le même: fort sombre et si
couvert de nuages que mon oeil l'interroge en vain. Je ne sais
vraiment où je vais: que Dieu me conduise. -- Écris-moi souvent,
cela me console. Je sais combien tu hais la foule, ne me parle
donc que de toi; et surtout ne crains jamais de m'ennuyer. Courage.
À bientôt.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.
Ton ami.
Marguery m'écrit, je n'ai pas le
temps de lui répondre. Dis-lui seulement de signer de mon nom:
Émile Zola, toutes les paroles de romances que je lui ai envoyées
(6).
Ces pièces devant paraître
un jour, il serait ridicule de prendre un pseudonyme, N'oublie
pas, il paraît que c'est pressé.
Corr.
Fasq., t. 1, p. 232-236.
1. Cf. Perrette,
que Zola termina à la fin du mois de mars 1860 (
lettre 14. n. 5):
Songez,
mais dites-vous que vous faites un songe,
Que
ce ne vent que joux, qu un amusant mensonge;
Et
si, sans le vouloir, vous vous perdiez au Ciel
Point
de pleurs, en voyant la beauté du réel!
(O.C.,t.
XV,p.42)
Ce petit proverbe montre Emile Zola
assez sensible à «la beauté du réel», sous l'influence
sans doute de La Fontaine, qu'il admirait déjà au lycée et qui
fut son premier maître en réalisme. En 1860 pourtant, cette acceptation
lucide de la vie ne fait que s'ébaucher timidement, trop faible
encore pour l'emporter sur le besoin d'une évasion dans le rêve.
(Retour au texte)
2. Allusion probable
aux sentiments que le père de Cézanne lui portait (
lettres 18 et 43). On peut aussi penser aux manoeuvres que firent
probablement les parents de Georges Pajot -- appartenant à la
bourgeoisie aisée -- pour détourner leur fils d'Emile Zola, dont
la situation matérielle était très médiocre, qui avait abandonné
ses études et ne travaillait pas. On retrouve l'écho de ces efforts
dans une lettre inédite et non datée que Pajot adressait à son
ami: «De retour dans ma famille, l'année dernière, suivant
des conseils envieux de notre amitié, j'ai négligé de t'écrire
» (B.N., MSS, n.a.f. 24522, fo 506). (Retour au texte)
3. Voir la lettre 17,
n. 12. Les surnoms étaient de mauvais jeux de mots sur le nom
de Zola: Gorgonzola, etc. Plus tard, Edmond de Goncourt lui-même
ne dédaignera pas de l'appeler, dans son Journal, I'ltalianasse.
(Retour au texte)
4. Les deux amis restèrent
très longtemps unis. La dernière lettre que Cézanne écrivit à Zola
semble être celle dans laquelle il le remercie de l'envoi
de L'OEuvre le 4 avril 1886. Leurs liens d'amitié se distendirent
alors, sans qu'on puisse avec certitude incriminer toutefois le
roman et le personnage de Claude dans lequel, a-t-on dit, Cézanne
se serait reconnu. Patrick Brady (1968, p. 225 et suiv.) montre
en effet que Zola s'est servi, à son habitude, pour créer
le héros du roman et ses aventures, de plusieurs sources. (Retour au texte)
5. L'église Sainte-Marie-Madeleine,
dans laquelle ont été déposés, en ex-voto, dans le bas-côté
gauche, de petits tableaux que l'on peut voir encore. (Retour au texte)
6. Une seule de ces
romances a été retrouvée, «Le Nuage», publiée le 17
octobre 1861, dans le Journal du dimanche. Zola avait composé
le poème et Louis Marguery l'avait mis en musique (O.C.,
t. XV, p. 928). (Retour au texte)
* Lettre autographe signée (Retour au texte)
Avec l'autorisation des
Presses de l'Université de Montréal
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