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A Alfred
Dreyfus
Paris,
6 juillet 1899
Capitaine,
si je n'ai pas été un des premiers, dès votre retour en France
(1),
à vous écrire toute ma sympathie, toute mon affection, c'est que
j'ai craint que ma
lettre ne reste pour vous incompréhensible. Et j'ai voulu attendre
que votre admirable frère (2) vous ait vu, vous
ait dit notre long combat. Il vient de m'apporter la bonne nouvelle
de votre santé, de votre courage, de votre foi, et je puis donc
vous envoyer tout mon coeur, en sachant que maintenant vous me
comprendrez.
Ah! ce frère héroïque, il a été
le dévouement, la bravoure et la sagesse. C'est grâce à lui que,
depuis dix-huit mois, nous crions votre innocence. Quelle joie
il m'apporte, en me disant que vous sortez vivant du tombeau,
que l'abominable martyre vous a grandi et épuré! Car l'oeuvre
n'est point finie, il faut que votre innocence hautement reconnue
sauve la France du désastre moral où elle a failli disparaître.
Tant que l'innocent sera sous les verrous nous n'existerons plus
parmi les peuples nobles et justes. À cette heure, votre grande
tâche est de nous apporter, avec la justice, l'apaisement, de
calmer enfin notre pauvre et grand pays, en achevant notre oeuvre
de réparation, en montrant l'homme pour qui nous avons combattu,
en qui nous avons incarné le triomphe de la solidarité humaine.
Quand l'innocent se lèvera, la France redeviendra la terre de
l'équité et de la bonté.
Et c'est aussi l'honneur de l'armée
que vous sauverez, de cette armée que vous avez tant aimée, en
qui vous avez mis tout votre idéal. N'écoutez pas ceux qui blasphèment,
qui voudraient la grandir par le mensonge et l'injustice. C'est
nous qui sommes ses vrais défenseurs, c'est nous qui l'acclamerons,
le jour où vos camarades, en vous acquittant, donneront au monde
le plus saint et le plus sublime des spectacles, l'aveu d'une
erreur. Ce jour-là, l'armée ne sera pas seulement la force, elle
sera la justice.
Mon coeur déborde, et je ne puis
que vous envoyer toute ma fraternité pour ce que vous avez souffert,
pour ce qu'a souffert votre vaillante femme. La
mienne se joint à moi et c'est ce que nous avons en nous de meilleur,
de plus noble et de plus tendre, que je voudrais mettre dans cette
lettre, pour que vous sentiez que tous les braves gens sont avec
vous. Je vous embrasse affectueusement (3).
L.a.s.,
coll. Mme Pierre-Paul Levy.
Corr. Bern., t. 11, p. 844-845.
1. Dreyfus avait été
informé de l'arrêt de révision le 5 juin. II avait quitté l'île
du Diable le 9 juin, à bord du croiseur Sfax,
où il avait été soumis au régime d'un officier aux arrêts de rigueur.
Dans la nuit du 30 juin au ler juillet, il avait été débarqué
à Port-Haliguen, à la pointe de la presqu'île de Quiberon;
à six heures du matin, il avait été enfermé dans la prison militaire
de Rennes. Le 4 juillet, ses avocats, Edgar Demange et Fernand
Labori, lui avaient remis la sténographie du procès Zola de février
1898 et l'enquête de la chambre criminelle de la Cour de cessation.
(Retour au texte)
2. Sur Mathieu Dreyfus,
voir la lettre 56, n. 17. (Retour au texte)
3. C'est Lucie Dreyfus
qui répondit à la lettre de Zola. Le 12 juillet, de Rennes,
elle lui adressa ces lignes: «Je ne pourrais vous dire l'émotion,
la joie, que vous avez données à mon marl en lui écrivant cette
belle, cette admirable lettre. II a été profondément heureux des
sentiments que vous lui exprimez et bien ému de vos paroles dont
l'élévation lui a été [sic] droit au coeur. Merci, cher
monsieur, pour lui et pour moi de lui avoir procuré cette joie.
Je me sens incapable de vous exprimer ce que son coeur renferme
pour vous, pour son sauveur, d'immense reconnaissance, d'admiration
profonde. Il vous le dira lui-même le jour béni où nous serons
enfin heureux » (B.N., MSS, n.a.f. 24518, fo 148).
(Retour au texte)
* Lettre autographe
signée (Retour au texte)
Avec l'autorisation des
Presses de l'Université de Montréal
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