Dostoevsky Studies     Volume 1, 1980

STRUCTURES RÉCURRENTES ET RÉPÉTITIVES DANS LA COMPOSITION DU ROMAN DOSTOEVSKIEN

Jacques Catteau, Université de Paris-Sorbonne

Interrogeons un lecteur, un non-spécialiste s'entend, sur l'histoire et l'intrigue de tel ou tel roman de Dostoevkij. Il résumera correctement la fable tragique mais se perdra dans le lacis de l'intrigue et surtout dans la chronique des événements, peut-être moins pour "Crime et Châtiment", à peu près certainement pour "l'Idiot", "les Démons", les "Frères Karamazov" et franchement pour "l'Adolescent". Encore sous la puissance écrasante de l'oeuvre, il parlera du roman comme on le fait d'une symphonie, en se remémorant et les mouvements, et les temps forts et les reprises de thème. Sans le savoir, il rejoindra E. M. de Vogué qui parle de "dédoublement", effet emprunté aux musiciens1, Vjacheslav Ivanov qui évoque "les procédés de la symphonie"2, Leonid Grossman qui recourt à la fugue et au contrepoint3, V. Komarovich qui, le premier, prononce le mot de "polyphonie"4, intuition brillamment exploitée par M. Bakhtin5 , Paul Claudel qui voit dans les premières pages de " l'Idiot " "un modèle de composition dans le mode beethovénien"6, enfin A. Gozenpud qui fait appel à la symphonie beethovénienne, à la rigoureuse polyphonie de Bach et surtout à la remarquable orchestration de Mahler pour commenter l'oratorio du "Faust" imaginé par Trishatov dans "l'Adolescent"7. Cette homologie musicale que tous et l'auteur de ces lignes s'accordent à établir pour les romans de Dostoevskij repond certes à des besoins d'analyse de la composition. Mais ne s'impose-t-elle pas aussi au lecteur non exégète en raison même de la nature du roman dostoevskien où les héros se retrouvent souvent dans des situations presque identiques et où des scènes se répondent en écho. "L'Idiot" est un bon exemple de ces variations, de cette structure en échos. Il y a deux crises d'épilepsie de Myshkin, deux esclandres de Nastasja Filippovna dirigés contre Evgenij Pavlovich, deux proclamations d'Ippolit, l'une orale, l'autre rédigée et lue, deux fuites décrites de Nastasja avec Rogozhin dans la nuit, deux cheminements étranges de Rogozhin et de Myshkin dans les rues pétersbourgeoises, deux rendez-vous fixés par Aglaja sur le banc vert, le premier à Myshkin, le second à Ganja, deux interventions chevaleresque de Myshkin pour protéger des femmes, et toutes les deux assez cuisantes, le soufflet de Ganja et le coup dans la poitrine de l'officier cravaché par Nastasja... Naturellement, il ne s'agit pas de répétitions mais de variations sur le même thème: la première crise d'épilepsie de l'Idiot, si spectaculaire soit-elle, le sauve de la mort, la seconde, en revanche, le condamne aux yeux de la société; la première intervention de Myshkin pour empêcher Ganja de frapper sa soeur n'est pas aussi grave que la seconde: un officier offensé est prompt au duel; la première fuite

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de Nastasja avec Rogozhin n'est qu'une gifle à la société, la seconde est un suicide.

Empressons-nous de préciser que ces échos relatifs à la composition sont à distinguer des images récurrentes des romans de Dostoevskij, que celles-ci soient des métaphores - peu nombreuses à vrai dire - telles que le saut dans l'abîme, la chute du haut d'un clocher, etc., ou - procédé plus constant - des images-symboles exprimant tout un univers culturel et idéologique mythologisé: les héros ou les auteurs de la littérature universelle (Don Quichotte, le Chevalier avare, Shakespeare, Schiller), les grands hommes transformés en mythes historiques (Mahomet, César, Napoléon, Rothschild, Cl. Bernard...), ou en mythes esthétiques (Raphaël, Pushkin, Shakespeare), les images migrantes de l'esthétique (la pomme dessinée et la pomme mangée, les bottes et Pushkin) de l'utopie (l'oiseau-kagan, le Palais de Cristal, les colonnes d'aluminium, l'âge d'or), du socialisme (les télègues apportant du pain à l'humanité affamée, la tour de Babel, les pierres et les pains), c'est-à-dire toute la banque des images collectives, à laquelle recourent et Dostoevskij et ses lecteurs et qui caractérise l'éternel dialogue du romancier avec l'Autre, avec la Russie lisante, images qui ne sont - selon le mot de Lebedev - que la "figuration plastique" d'une idée ou d'un concept, chers à l'auteur.8

Seules nous retiendront les structures répétitives et récurrentes dans la composition du roman et, particulièrement, leur naissance, leur nature réelle et leur finalité.

Ces structures sont inhérentes au processus et au principe créateurs.

Le principe s'éclaire lorsqu'on pénètre dans la laboratoire de l'écrivain et qu'on étudie ses carnets de notes. Chaque nouveau projet romanesque de Dostoevskij s'ouvre sur une vaste et laborieuse rumination où reviennent, mal exorcisés, thèmes et personnages des oeuvres antérieures, en compagnie des silhouettes floues des héros des oeuvres à venir. Dans "les Songes pétersbourgeois en vers et en prose", où le romancier brosse une manière d'autoportrait, lui-même en sujet créant, un aveu significatif lui échappe: "Maintenant j'ai toujours les mêmes visions mais sous d'autres visages, bien que mes anciennes connaissances viennent aussi parfois frapper à ma porte"9. Qu'on prenne les carnets de "l'Idiot", des "Démons", de "l'Adolescent" et les projets successifs non réalisés, tels que "l'Empereur", "l'Athéisme", et "la Vie d'un Grand Pécheur", et on aperçoit de curieuses parentés entre Raskol'nikov, l'Idiot (le futur Myshkin du roman), le Prince (le futur Stavrogin des "Démons", le "Rapace" (le futur Versilov) et le Grand Pécheur. Le véritable Myshkin du roman s'apparente, lui, à l'Empereur du projet du même nom et au Fedor Fedorovich des carnets de "l'Adolescent". Les héros de "Crime et Châtiment", de "l'Idiot", des "Démons" et de "l'Adolescent" sont nés de la même matrice, au sens faustien du terme; ils sont frères comme les trois (et peut-être quatre frères Karamazov). De roman à roman, les chaînes génétiques sont indéniables. Pour l'exégète des carnets de notes, il semble que Dostoevskij

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reprenne éternellement un immense roman, composé des anciens et futurs romans. Ses oeuvres ont un épilogue pour le seul lecteur, jamais pour l'écrivain qui ne cesse d'approfondir et de ressusciter ceux qu'il a tués ou voués à l'oubli dans ses romans publiés. Jamais le conflit incarné dans tel ou tel roman n'est résolu. M. Bakhtin a raison de souligner l'inachèvement polyphonique non des romans de Dostoevskij, comme il l'affirme trop brutalement mais de la pensée créatrice du romancier. Cellules identiques à l'origine, les héros dostoevskiens subissent une adolescence littéraire différente, ils mûrissent dans les carnets de notes selon les lois complexes de la vie , de la différenciation biologique, plus exactement suivant l'expérimentation in v i v o à laquelle les contraint l'écrivain. Tous "natures larges" en puissance, ils sont soumis aux terribles épreuves répétées et multiples de ce que j'ai intitulé les gestes ultimes (gifles, duels, viols, meutres, suicides, chantages, scandales, vols, etc.)10 Sous les coups répétés de la souffrance et de l'épreuve (proba) que leur assène l'écrivain, ils finissent par se scinder, éclater ou géminer en personnages multiples. A mes yeux, le grand dessein asymptotique de Dostoevskij est, en effet, de réduire la multiplicité des individus à la pluralité des expériences chez le même individu. Son rêve, jamais réalisé, est d'écrire le roman d'une vie où le héros passerait par toutes les phases et les contradictions de l'esprit humain, par "une succession de chutes et de relèvements" (padanie i vosstavanie11). Sa tentation est d'enfermer l'humanité entière dans un homme et de livrer celui-ci à la débauche de l'expérience universelle. C'est précisément dans cette aspiration à forger un homme-univers, pour reprendre le terme de Chirkov12, que Dostoevskij donne la clef des structures récurrentes et répétitives de ses romans. Il y a là une profonde adéquation de la technique et de la métaphysique littéraire: le mystère de l'homme est sondé inlassablement avec toujours les mêmes cellules initiales, toujours les mêmes séries d'épreuves.

L'oeuvre de Dostoevskij ne serait-elle qu'un immense et génial ressassement sur le thème de la "nature large" (shirokost')? Et corollaire obligé, cette répétitivité' structurelle est-elle absolue dans l'oeuvre définitive? N'y a-t-il pas une démarche dialectique qui tend, dans le même instant, à instaurer la répétitivité et à la détruire? Et pourqoui?

Dans les romans achevés, en particulier dans les grands à partir de "Crime et Châtiment", cette structure récurrente et répétitive se dessine sur deux plans.

Le premier est celui de l'architecture humaine, c'est-à-dire la répartition des personnages autour du héros ou des héros principaux. Le cheminement est complexe. Au début de ses recherches, le romancier veut absolument préserver la vision globale et universelle surgie: à ce stade, les derniers grands romans de l'écrivain se ressemblent étrangement. Il tente de réduire ce chaos, fait de déjà-créé et d'à-créer, en jetant des passerelles de chair, des personnages, entre les multiples projets romanesques formés. Ainsi, dans les carnets de "l'Adolescent",

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Fedor Fedorovich apparaît comme le dénominateur commun aux trois lignes ébauchées: "le roman-poème fantastique" d'une apocalypse nihiliste, le roman sur la république des enfants et enfin celui sur le type rapace. L'écrivain dérive inéluctablement vers la nature large qui englobe tous les personnages et est assez vaste pour enfermer l'univers en elle. La nécessaire expérience que doit, dans les carnets, poursuivre la nature large dans sa recherche tragique, suscite une humanité qui, fascinée, s'organise autour d'elle en un système gravitationnel instable. Simultanément se déclenche un processus de parthénogenèse: la nature large, déchirée par ses pulsions contraires, géminé en plusieurs natures larges qui se répartissent en une structure verticale (la filiation comme dans "l'Adolescent") ou horizontale (la fraternité comme dans les premières esquisses de "l'Adolescent" et dans le roman achevé des "Frères Karamazov"). Mais cette structure répétitive n'est pas absolue: elle reflète le déchirement de l'être unique initial et la rupture (nadryv) est obligatoirement inscrite au coeur de l'unité. Pour "l'Adolescent", c'est la bâtardise du héros, la demi-paternité en quelque sorte de Versilov et de Makar; pour "les Frères Karamazov", c'est la demi-fraternité: Dmitrij, Ivan et Alesha, Smerdjakov n'ont pas la même mère. Le sang est, pour ainsi dire, écartelé: Arkadij crie vers Versilov et Makar; Alesha vers le Père Karamazov et le starec Zosima. La "double paternité" est la figure de ce déchirement. C'est seulement à partir de cette structure à l'unité menacée que s'ordonnent enfin les autres héros et héroïnes qui, à eux tous, marquent un retour à l'universalité originelle. Ceux qui disparaissent dans les carnets reviennent par le biais des nouvelles-apologues, autres structures récurrentes, qui sont précisément des diamants arrachés au chaos primitif (par exemple, dans "l'Adolescent", l'histoire d'Olja, la parabole du marchand Skotobojnikov, ou, dans "les Karamazov", "le Mystérieux Visiteur" et "la Légende du Grand Inquisiteur").

Le second plan est celui de la composition événementielle. Déjà, au début de cet exposé, ont été énumérés d'insolites parallélismes ou échos dans "l'Idiot". Dans "les Frères Karamazov", dont Je nombre d'or est trois (il y a trois frères comme dans les contes russes, l'action s'accélère selon le rythme parfait de 3, 2, 1 jours), la structure récurrente et répétitive des situations, gestes, confidences et rêves est admirable. Ainsi, dans l'exposition, les trois frères découvrent leurs univers spirituels (Dmitrij dans "la Confession d'un coeur ardent", Ivan dans "la Révolte" et "la Légende du Grand Inquisiteur", Alesha par le récit consigné de la vie du starec Zosima et l'histoire de sa mort). Ainsi, à deux reprises, Alesha, le messager du roman, à l'instar de "l'Idiot", fait la "tournée" de tous les êtres que son amour chrétien embrasse sans partage: au début de la deuxième journée, il visite successivement Zosima, son père, Liza Khokhlakova qui l'aime, Ivan et Dmitrij, ses frères, et rencontre les écoliers; au début de la première journée de novembre, Katerina, Grushen'ka, Liza, Dmitrij et Ivan. Ainsi, à deux reprises dans le roman, Alesha, l'âme aimante jusqu'à l'imitation, revit dans un phénomène spontané de mimétisme le drame des autres. Fedor Pavlovich, dans son ivresse, décrit-il la crise qu'eut sa défunte femme, la mère d'AIesha, que celui-ci s'effondre en répétant "point par point" les mêmes gestes! Ivan Karamazov vient-il de terminer sa légende

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du Grand Inquisiteur, par le baiser silencieux du Christ sur les lèvres exsangues du terrible vieillard, qu'Alesha se lève et embrasse son frère qui crie au plagiat. Ainsi, à deux reprises, il est déclaré à Ivan, dans une formule négative lourde de sens, qu'il n'est pas coupable de parricide: "Ce n'est pas toi qui as tué" dit Alesha; "Ce n'est pas vous qui avez tué" lui répète Smerdjakov. Ainsi, à trois reprises, Ivan fait subir un interrogatoire à Smerdjakov. Ainsi, à trois reprises, et c'est l'exemple le plus probant, des rêves ou délires sanctionnent la destinée des trois frères Karamazov: le rêve où Alesha pendant la lecture des Noces à Cana de Galilée voit Zosima qui l'incite à s'engager sur "la route de cristal avec le soleil au terme", le rêve où Dmitrij voit la mère "desséchée et noire" et son petiot qui pleure et choisit de souffrir pour les autres; enfin l'hallucination d'Ivan et du diable, son double.

Cette récurrence des situations, gestes, professions de foi, confidences et rêves esquisse des boucles de temps, des spires plus exactement, qui tendent dans leur mouvement imparfaitement cyclique à abolir, sans y parvenir, la durée. En effet, chaque parallélisme n'est pas répétition pure et simple mais variation sur un thème, que ce soit un geste mimétique, un aveu, un interrogatoire ou un songe, faux parallélisme en définitive. La structure est certes identique, la forme onirique par exemple, mais le sujet rêvant et le sujet du rêve sont autres. En réalité, ces faux échos établissent la progression dans la continuité et dessinent une spirale ascendante vers la tragédie. Là encore, récurrence et répétitivité instaurent la rupture au coeur de l'unité.

Ces figures mensongèrement répétitives dans la composition des romans de Dostoevskij ont pour fin réelle la subversion du temps cyclique, par ailleurs présent dans "la Maison des morts", les rêves de l'âge d'or de Stavrogin et de Versilov et dans "le Rêve d'un homme ridicule", songes tous marqués du sceau de "l'Éternel retour". Ce temps cyclique, qu'on retrouve encore dans la vision d'éternité qu'apporté l'aura épileptique, est synonyme de monotonie, de privation au d'abdication de liberté. Donner par la répétitivité et la récurrence l'i l l u s i o n d'un temps cyclique est montrer la puissance du temps, la séduction du cercle infernal13. La spirale traduit, en revanche, l'effort douloureux de l'être qui s'arrache progressivement à la fascination du nirvana pour accéder à la vraie liberté du temps de la puissance. La répétitivité absolue serait un enfermement, l'illusion de la répétitivité apparaît comme la figure de l'enfermement brisé, éclaté. La répétitivité absolue ferait des romans des Dostoevskij des "Prisons imaginaires" à la Piranèse, l'illusion de la répétitivité avec ses travées et ses voûtes convergeant vers une culmination fait des romans de Dostoevskij des cathédrales ouvertes ou, encore, des symphonies puissamment orchestrées. L'art de Dostoevskij est de nature à la fois musicale et architecturale.

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NOTES

  1. E. M. de Vogué. Le Roman russe, L'Age d'Homme, Lausanne, 1971 (rééd.), pp. 232-233.
  2. Vjach. Ivanov. Borozdy i mezhi. M., 1916, str. 20.
  3. L. P. Grossman. "Dostoevskij-khudozhnik" in Tvorchestvo F. M. Dostoevskogo, izd. Akad. Nauk SSSR, M., 1959, str. 341-342.
  4. V. L. Komarovich. "Roman Podrostok kak khudozhestvennoe edinstvo" in F. M. Dostoevskij. Stat'i i materialy, pod red. A. S. Dolinina, sb. 2, L., 1924, 67-68.
  5. M. Bakhtin. Problemy poètiki Dostoevskogo, Sovetskij pisatel', M. 1963, (2-oe izd.).
  6. Paul Claudel. Mémoires improvisés, Nrf, coll. "Idées", Gallimard, Paris, 1969, p. 48.
  7. A. A. Gozenpud. Dostoevskij i muzyka. L., 1971, str. 128.
  8. J. Catteau. La Création littéraire chez Dostoievski, Institut d'études slaves, Paris 1978, pp. 258-273.
  9. F. M. Dostoevskij. Polnoe sobranie khudozhestvennykh proizvedenij, pod red V. Tomashevskogo i K. Khalabaeva. Giz, M.-L., t. 13, 1930, str. 159.
  10. J. Catteau, op. cit., pp. 379-381.
  11. F. M. Dostoevskij. Polnoe sobranie sochinenij v 30-i tomakh, izd. Akad. Nauk SSSR, L., t. 9, 1974, str. 139. ("Zhitie velikogo greshnika").
  12. N. M. Chirkov. O stile Dostoevskogo, M., 1967, str. 143.
  13. Le diable d'Ivan Karamazov commente ce cercle infernal avec ironie: "La terre s'est peut-être elle-même reproduite un billion de fois: eh bien, à chaque fois elle mourait, devenait glacée, se fendait, se désagrégeait, se décomposait en ses éléments consti tutifs, et de nouveau il y avait les eaux 'au dessus du firmament', de nouveau une comète, de nouveau un soleil, un soleil d'où sortait le globe. C'est que ce cycle se répète peut-être une infinité de fois sous la même forme et jusqu'au moindre détail. Tout ça d'un ennui parfaitement indécent" (Polnoe sobranie, op. cit., t. 15, p. 79).
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