Le Statut de la Folie dans les oeuvres de jeunesse de Dostoïevski.
Dominique Arban, Centre National de la Recherche Scientifique, Paris.
L'étude du
statut de la folie
dans les oeuvres de jeunesse de Dostoïevski ne peut manquer de s'articuler sur une réflexion plus générale consacrée à l'idéologie dostoievskienne. (1)
Lieu de confluence des phantasmes personnels et des préoccupations sociales, l'itinéraire qui va de la normalité à la démence est le sujet privilégié des premières oeuvres du jeune auteur, et singulièrement du "Double", de "Monsieur Prokhartchine" et du "Coeur Faible". Oeuvres, à l'exception du "Double", traditionnellement considérées comme mineures, et dont il a paru nécessaire d'interroger avec minutie les apparentes incohérences et une problématique romanesque que l'on peut soupçonner destinée à masquer d'impérieuses obsessions - masque révélateur du visage qu'il feint de cacher mais que ce geste même révèle "en creux".
Il a paru en effet nécessaire de faire ce détour par la figuration de la folie chez Dostoïevski pour apprénder, pour comprendre ce qui pouvait ultérieurement, dans son oeuvre, être souterrainement investi dans les représentations de l'ordre et de la normalité, tant politique que psychologique.
En fait, l'hypothèse qui informe ce travail est qu'il existe un point d'articulation entre l'inconscient individuel et l'idéologie collective quelle que soit l'extention de cette "collectivité", tant sociologiquement que historiquement, - et que la parole publique, le discours du "vrai" - en l'occurence, le discours journalistique (qui a fait l'objet de précédentes recherches) - établit, avec la parole romanesque, le discours fictif auquel sont consacrées ces pages, un rapport à la fois conflictuel et compensatoire.
Puisque le facteur commun de ces deux discours est, ne peut être que l'écriture, il a semblé indispensable de questionner le texte dostoievskien hors de toute idée préconçue et surtout en refusant d'imputer à la désinvolture ou à l'inexpérience les failles qu'exhibent ces trois oeuvres. De cette lecture qui se refuse à taxer le moindre élément textuel d'insignifiance ou de bévue surgissent des lignes d'élucidation qui devraient ouvrir à l'interprétation des comportements comme des textes dostoievskiens de suggestives perspectives.
Les personnages importants de Dostoïevski se situent hors de l'échelle
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pourtant vaste de ce qu'on appelle "la norme"; peu cependant débouchent sur ce qu'on nomme la "folie". L'humanité dostoievskienne ne fait que longer les sentiers irréversibles de la démence, même si plusieurs personnages portent, inscrit en eux, différemment dans l'intensité ou la durée, le sceau de l'anormalité. Il n'en est que plus remarquable que trois fous authentiques soient nés dans son esprit à la prime époque de sa création, et que les oeuvres dont ils sont les personnages principaux n'aient pour sujet que la description à la fois clinique et fantasmatique de leur délire : il s'agit de M. Goliadkine, du "Double", de "M. Prokhartchine", et de Vassia Choumkov d' "Un Coeur Faible".
"Le Double" est le récit du développement d'une schizophrénie à base de culpabilité, d'humiliation et de narcissisme. Les étapes de la folie de Goliadkine, s'inscrivent éminemment dans les modalités suivantes : désir d'être un autre, plus réussi, désir de forcer le barrage social : l'échec qui s'ensuit déclenche le processus de création de "l'autre". Ce processus est lui-même double : peur de cet autre, désir de rendre cet "autre-même" fort et satisfait. Hai mais réchauffé et nourri par M. Goliadkine, le Double devient son destructeur.
Vassia Choumkov est, lui, dévié de la norme par une conduite d'échec; secouru, aidé par son ami Arkadi, il est en fait insidieusement induit par celui-ci à la consommation de son échec; car Arkadi, de même que le double de Goliadkine, est - et sera davantage après l'internement de Vassia - l'homme des réussites sociales et amoureuses.
Quant à la démence de M. Prokhartchine, le processus n'en est pas étudié en tant que tel, comme c'est le cas dans "Le Double" et "Un Coeur Faible". L'angoisse de M. Prokhartchine de perdre sa place, de voir son administration anéantie, nait soudainement, sans autre préalable que l'avarice de M. Prokhartchine, avarice qui est un trait constitutif de sa nature. Son comportement est celui, typique, d'un avare mais point d'un dément. Et l'on verra que d'autres éléments définissent les angoisses dont l'impact ne peut être supporté par son esprit.
Les trois héros de ces récits ont bien des composantes communes : scribes de leur métier, leur destination même est le signe de leur néantisation. Leur vie durant, ils copient : duplicateurs, "machines" à écrire, ils ne font rien que reproduire ce qu'ont écrit leurs supérieurs. Supérieurs auxquels ils sont reconnaissants, puisque c'est d'eux qu'ils reçoivent nourriture et vêtement - cet uniforme, précisément, moyen essentiel dont se sert la Russie pour nier l'individu, pour lui imposer un non-être visible. On peut se rappeler ici les dessins que le peintre Fedorov faisait au coeur de sa folie : immenses épaulettes dorées, énormes chapeaux à la Napoléon, gros cigares, ventres, etc.
L'anormalité de l'esprit est signifiée chez deux personnages par une anomalie physique; une claudication qu'on retrouve, plus prononcée encore, chez Maria Lebiadkina dans "Les Démons".
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Celle-ci est un personnage-symbole : sa folie est un donné, un signe qui sert de contrepoint et de dénonciation aux incohérences du monde, elle a ses racines dans les contes, le folklore, le monachisme de l'ancienne Russie. Son esprit est "dévié" par un savoir séculaire : fissuré, fermé au réel mais prophétique. Elle représente en effet une fissure dans l'oeuvre -le passé monachique, l'ascension de l'âme, la prière du coeur, la fertilisation de la Terre par les larmes de louange ou de joie. En ce sens, elle figure cette "folie" mystique et aimée de Dieu dont parlaient déjà Saint Paul ou Erasme.
Quant au Prince Mychkine et à Ivan Karamazov, leur démence finale est le gouffre où ils basculent nécessairement : le premier parce que, sorti d'une longue "absence" - non seulement hors de la Russie mais hors de la vie, absent de par son inaptitude à "être au monde" - il ne peut plus, au terme du roman, que rentrer dans sa nuit; le second parce que des forces contraires qui se combattent en son esprit le mènent aux derniers délires.
Trois types de folie se distinguent donc chez Dostoievski : la folie objet même de l'écriture romanesque -
et peut-être conjuration personnelle; la folie-symbole d'une dimension différente dans l'être et s'affirmant permanence et théosop hie ;
la folie enfin signe double, équivoque, des possibilités et des limites humaines.
Trait commun de toutes ces démences, dans les premiers récits de Dostoievski, c'est la rupture entre le monde intérieur des personnages et le monde extérieur : société, famille, amitié, amour, M. Goldiadkine, de plus en plus écarté du réel, vit une aventure solitaire où le dévore son Double; M. Prokhartchine, de plus en plus écarté dans son coin et dont on sait qu'il a passé quinze ou vingt ans - ou dix - dans une relégation intérieure signifiée par l'immobilité de la station couchée, thésauriseuse et génératrice de fantasmes; M. Prokhartchine de plus en plus enfermé dans l'onirisme et la ténèbre signifiant tous deux le domaine de l'être-non, jusqu'à ce que la mort enferme cet homme si confusément vivant; Katerina (La Logeuse) à qui son péché en esprit ôte en quelques années la raison; Vassia Shoumkov, enfin, d'abord relégué en marge des actes de la vie par une timidité d'esprit et une boiterie physique, par son métier de scribe, néantisant, revivant a l'instant où un amour heureux le ramène à l'élan vital normatif; mais que la lente trahison de ses forces et celle de l'amitié repousse peu à peu hors du monde extérieur et emprisonne face à lui-même; lui-même : cette page blanche, apte à recopier sur des pages blanches le texte par d'autres écrit, puis se conformant à l'exlusion en préférant intacte la page blanche.
A l'âge de dix-sept ans, Dostoievski écrit à son frère Michel : "J'ai un projet, devenir fou. Que les gens se démènent, qu'ils me soignent, qu'ils essaient de me rendre la raison!" (2) La folie - isolement, privilège, énigme - sera Je thème du deuxième livre de ce débutant, "Le Double". Livre carrefour, puisqu'il se situe à l'intersection de l'héritage littéraire - on y identifie sans peine l'influence du Gogol du "Nez" et du "Journal d'un
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Fou" - et des préoccupations contemporaines en poursuivant le projet réformiste qui avait fait applaudir Belinski aux deux premiers chapitres. Mais livre qui cristallise surtout les fantasmes de Dostoïevski et impose, comme un des aspects fondateurs de son oeuvre future,
l'équivoque fascination du double.
Pour le lecteur, livre révélateur à la fois de la perception qu'un temps peut avoir de "l'anormalité", dans l'étude quasi clinique qu'il fait de son évolution, et, plus profondément, du corps à corps du jeune écrivain avec ce qui fut sans doute à cette époque son angoisse : la folie.
Dans "Le Double", la démence s'installe à partir du réel, d'un réel bienveillant dont elle va peu à peu pervertir l'innocente familiarité. C'est que ce réel est moins un décor, lieu passif où se meut le héros, qu'un
regard.
Le premier décalage, la première duplicité se manifeste dans cette soudaine personalisaiton des choses qui "ont pour M. Goliadkine un regard", même si ce regard est "accueillant, et sympathique". Dans cette perversion de la hiérarchie du regardant et du regardé, faille encore imperceptible, se glisse la première apparition du thème du double, de "l'autre". Et le voici normalisé par l'alibi du déguisement : Goliadkine loue une voiture, habille en livrée son valet et "joue" à se dissembler. Mais la non-coincidence de lui-même et de cet "autre" feint, témoigne d'une rupture qui suscite l'effroi d'être reconnu : il ne faut pas être pris en flagrant délit d'existence, être piégé dans le regard d'autrui; - être reconnu, c'est "avouer" quoi? Que l'être, instable, fragmenté, incertain de lui-même, cherche une figuration, un déplacement qui est à la fois sa seule possibilité de survie et le premier symptôme de son mal.
Mal identifié comme tel, qui précipite Goliadkine chez le médecin, par un effort de toute sa volonté, mais mal qui paralyse cette volonté en immobilisant le corps sur le seuil du médecin, bloquant le geste, affolant la parole. Tout le livre est dans cet "entre-deux" états : conscience de n'être plus comme "avant", sain, unifié; refus de rencontrer le malade qu'on se sait en voie de devenir. D'où l'oscillation perpétuelle de Goliadkine du savoir à sa négation, d'où la délégation éperdue de sa dualité interne à un "autre", objectivé, extériorisé, et sur qui peuvent être transférées toutes les haines.
Si la maladie est posée comme latente dans les premiers chapitres, Dostoïevski choisit de la faire éclater
à propos d'un incident, l'irruption scandaleuse de Goliadkine dans le bal donné à l'occasion des fiançailles de la fille de son "bienfaiteur". On peut voir là les traces d'un projet plus social qui avait primitivement informé le livre : malade, Goliadkine l'est de lui-même, mais aussi des autres, de la société qui le contraint à l'inexistence, du rejet qui l'anéantit, et qui porte, au moins au niveau du déclenchement, la responsabilité du mal.
Le double "réel" - si l'on peut dire - n'apparait qu'après la transgression sociale, viol d'une normalité qui, accompli, rend possible par son irrémédiabilité l'irruption de "l'autre".
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L'autre est d'abord perçu comme une sensation - inquiétante étrangeté - mais, sans transition, si ce n'est la ponctuation un peu mélodramatique d'un coup de canon signalant à Pétersbourg la montée des eaux, c'est l'hallucination : un passant, venant en sens inverse, qu'il reconnaît : "M. Goliadkine lui-même, un autre M. Goliadkine, mais tout à fait identique à lui-même, en un mot ce qui s'appelle son double sous tous les rapports."
Dès lors, c'est
l'ensemble du réel qui est contaminé:
l'entourage de Goliadkine lui parle de ce double, le commente ironiquement, l'étranger s'immisce partout, envahit tous les refuges, parle par toutes les voix. L'autre existe au point qu'il faut le nommer - Goliadkine Cadet - pour tenter de le cerner dans une singularité qui protège le premier possesseur de cette image dérobée en lui concédant, au moins, l'antériorité de sa possession. Car ce Goliadkine junior est l'usurpateur, l'usurpateur triomphant. Etabli sans recours, puisqu'il l'est dans le regard des autres, il devient pour M. Goliadkine le moteur d'une obscure coalition, risque d'autant plus affolant qu'il n'est jamais décrit, jamais nommé, jamais analysé - risque pur, "en soi", qui figure moins celui de la démence - nous y sommes déjà, - que celui de
l'expulsion.
Une place pour deux, c'est trop peu, et dire la puissance de l'autre, s'est se rendre à sa propre et nécessaire éviction - l'internement qui clôt l'ouvrage. Alors Goliadkine résiste, nie, feint de croire à une "plaisanterie", ruse avec un vrai plus évident, plus fulgurant que le vraisemblable. Combat de courte durée : la résistance aggrave le mal et le cauchemar projeté à l'infini, reproduisant dans l'effroi l'image initialement bénigne du miroir du premier chapitre, démultiplie la duplication jusqu'au vertige - "partout, des dizaines, des centaines de sosies".
Dès lors, l'évolution s'accélère et un autre "réel" se constitue, indépendamment maintenant de la présence du Double qui, "embrayeur" et signal de la perte de saisie de la réalité, s'efface devant le monde achevé du fantasme délirant : l'espace flou entre la conscience et l'inconscience de la maladie est parcouru, Goliadkine est maintenant de plain-pied dans la démence : il a "reçu" une lettre de Clara l'appelant à son secours, elle l'aime, il va se précipiter. Là se clôt l'ouvrage dont le dessein était à l'évidence ce
parcours,
l'exploration de cette trajectoire. A proprement parler, ce n'est pas la folie qui intéresse Dostoïevski, c'est son
itinéraire,
le lieu confus, multiple, ambigu, ou être soi et être un autre coexiste et alterne dans une opacité de références qui s'accroit.
On le voit, la démence de Goliadkine part du rapport le plus individuel avec son double pour contaminer l'ensemble du réel. Tout devient témoin de cette déviance perçue, fondamentalement, comme asociale, coupable, par le héros. Cette relation de Goliadkine à son double oscille sans arrêt, on le conçoit, de l'allégeance à la supériorité. Au départ - et on peut voir là l'ultime tentative de prise de possession du fantasme par une conscience encore agissante - le double est soumis, inquiet, timide. Mais la relation s'inverse : c'est Goliadkine lui-même qui nourrit Goliadkine junior - métaphore transparente - d'abord volontairement, puis involontairement,
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puisqu'il doit payer les pirojkis que mangea son sosie. Ce dernier s'avère vite le plus fort, supériorité à quoi M. Goliadkine ne se résout pas, qu'il ressent comme la plus intime trahison et qui suscite une agression croissante, culminant dans l'affrontement physique, le corps à corps - à la bagarre, ultime moyen d'éprouver le
contact
avec l'extérieur.
M. Goliadkine cherche du secours, tente un dépassement de la confrontation personnelle dans le recours à des garants qui justifieraient sa conduite. Le modèle qu'imposé le thème du
double s'enracine - filiation collective - dans l'Histoire:
c'est la figure de l'usurpateur Grichka Otrepiev. Feignant d'être
le même -
fils de tzar, réitération légitime de l'identité - il est en fait 1 '
-autre -
petit moine en rupture de froc. Et pour avaliser cette disjonction du paraitre et de l'être, l'ordre des Jésuites que M. Goliadkine, au seuil du bal, au seuil de la transgression décisive, va appeler à son secours.
Mais il n'y a pas de salut et le double triomphant précède, porteur d'un flambeau, le médecin qui entraine Goliadkine vers la maison des fous.
Surgissement des souvenirs d'enfance au travers de cette réminiscence de Karamzine. Cette oeuvre tout entière parait liée à de très anciens échos. Ainsi, lorsque Dostoïevski achève son livre, c'est sur l'ultime vision qu'a Goliadkine de "deux yeux de feu" (qui) "le regardaient dans le noir, et ces yeux luissaient d'une joie sinistre, infernale". Ne faut-il pas se souvenir ici du petit garçon de Darovoe qui, au fond de son bois, avait imaginé, "vu" comme il savait voir en ses hallucinations enfantines, ces yeux de feu qui étaient ceux de la bête? "Au loup! au loup!" entendait-il même en plein jour, et il courait se réfugier près du moujik Marei ...
Mais il n'y a pas, au sein de Pétersbourg, de moujik Marei pour tracer au front le signe de croix qui promet la paix. Bien plus, la croix même est l'alibi de l'usurpateur et les villes et leurs salons ne sont que le lieu d'entrecroisement de regards critiques sur ce jeune homme maladroit, qui ne sait ni s'asseoir, ne se lever, qui pâlit et rougit, le coeur ouvert, l'esprit timide. Les yeux ironiques qui ont suivi les trebuchements de Dostoïevski dans les salons sont devenus, sans rémission possible, les yeux cruels qui épient et consomment la perte de Goliadkine ...
"Notre très véridique récit", dit Dostoïevski de son Double. Vêridique, sans doute, ou du moins qui dit la vérité d'une angoisse ou d'un péril. "J'ai un projet : devenir fou", avait écrit Dostoïevski.
Devant ses ennemis des salons pétersbourgeois, oppressé par leur force, leurs rires, écrasé de leur savoir-vivre et de leur succès, Fiodor Mikhailovitch a vécu dans son Double une folie dont son livre l'a peut-être sauvé.
"Monsieur Prokhartchine" est un des textes les plus confus, diffus, complexes de Dostoïevski. Il semble qu'il soit nécessité par tout ce que la démarche rigoureuse du précédent récit a laissé inexprimé - et dont
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l'expression était urgente. Dostoïevski, le récit venant mal, s'est acharné à sa rédaction. Ecrivant quelques mois plus tard "La Logeuse", il confie à son frère : "Cela vient de l'âme même. Ce n'est pas comme M. Prokhartchine, dont j'ai souffert tout l'été". Récit qu'on souffre d'écrire et qui pourtant exige l'écriture - pourquoi, sinon, ne pas passer outre? - lieu de "dépôt" d'un ensemble d'obsessions qui, sous l'apparente simplicité de l'histoire (une typologie de l'avarice) se propose, non sans résistance, au
déchiffrement.
Ce texte, apparemment désinvolte quant à la rigueur du système narratif, flouant à plaisir mais non sans signification, temps et lieux, se situant à mi-chemin du réalisme et du fantastique, brouillant les codes, insinuant le rêve dans la réalité et la réalité dans le délire, est encore le récit d'un itinéraire de la normalité (même manifestée par une vie larvaire) à la démence, démence qui, cette fois-ci, est mortelle pour le héros. Mais le cheminement est cette fois différent de celui de Goliadkine par exemple; la clé de lecture est en dehors du texte, signalée, signifiée seulement inlassablement par l'irruption d'un langage insolite, d'une
voix
menaçante, grondante, geignarde, qui impose un dialogue équivoque, à la fois exhibé et dissimulé sous le parasitage sonore d'un discours hyperbolique, celui que le jeune écrivain tient, dans l'ambiguïté d'une haine fascinée, avec son père, le Docteur Dostoïevski.
Texte à deux niveaux donc, sorte de dialogue au "carré" où les propos des fonctionnaires ou ceux de Prokhartchine lui-même évoquent - pour l'annuler en la réifiant - la figure obsédante du père assassiné.
Au premier niveau, et l'on serait tenté d'y voir à nouveau cet alibi "social" que Dostoïevski est accoutumé à se donner dans ses premières oeuvres, quel que soit d'ailleurs le degré de conscience de cet alibi, M. Prokhartchine dit l'avarice sordide, panique, d'un lamentable petit fonctionnaire, nouvel avatar de ce scribe que Dostoïevski décrit sans cesse. Le nom de Prokhartchine, comme tous les noms chez Dostoïevski, est porteur de sens : le radical "khartchi" est en langage populaire le substantif signifiant "nourriture"; précédé du suffixe "pro", qui signifie "en vue de", "pour", il signale un homme obsédé par la nourriture qu'il se refuse pour, absurdité de l'avarice, ne pas risquer d'en manquer, jamais. Mais si l'on tente d'analyser - ou simplement de décrire - les étapes qui mènent M. Prokhartchine à la folie, on voit vite que la typologie de l'avarice n'est elle-même qu'un prétexte, et que les éléments qui entraînent M. Prokhartchine vers la démence ne sont pas lisibles hors de la référence obsessionnelle au passé, à l'enfance, au père, non pas le passé de M. Prokhartchine lequel, on le verra, est oblitéré expressément. En effet, au premier stade de la folie, il y a la persécution de Prokhartchine par ses co-locataires, qui lui racontent que le supérieur hiérarchique, Demid Vassilievitch, préfère des fonctionnaires mariés, donc doués de bonnes manières. Ces rumeurs épouvantent Prokhartchine, qui tremble et "se met à chercher la vérité". Phrase illisible si on la réfère au petit fonctionnaire, mais infiniment suggestive si l'on songe à cette vérité sur soi et sur sa ressemblance haïe au père, que Dostoïevski ne cessera de traquer jusqu'aux "Frères Karama-
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zov", jusqu'à cette volupté fangeuse que clame Aliocha, d'être, lui aussi, le fils de ce père-là.
Au second stade, on voit M. Prokhartchine immobile, pétrifié, bouche ouverte, "comme à la poursuite d'on ne sait quoi", effrayant par son étrangeté jusqu'à son supérieur hiérarchique, ce qui déclenche chez lui un réflexe de fuite que Dostoïevski, cette fois-ci explicitement, se refuse à motiver :
"Avait-il perdu la tête ou quelque chose d'autre l'avait-il entraîné, nous l'ignorons, mais ni chez lui ni au bureau, on ne lerevit de quelque temps".
Ignorance affichée, provocante, qui ne peut se concevoir que si elle n'est pas l'ignorance de l'écrivain face à sa créature, mais le refus de l'analyse d'un phénomène qui dit le comble de l'angoisse. Fait révélateur, c'est à ce moment que Dostoïevski revient - feint de revenir - au passé de son héros, pour le supprimer, pour juste souligner le mystère de quinze années - ou dix, ou vingt - passées
immobile et couché.
Temps du non-être, absence de conscience - refus en tout cas de dire un passé qui, censuré, resurgira, on le verra, par toutes les lignes de faille de la conscience du jeune écrivain.
Au troisième stade, arrive chez la logeuse un certain Soudbine - et soudba (3) est en soi assez explicite - qui raconte avoir vu Prokhartchine devant une maison qui brûlait, comme l'ont vu deux autres co-locataires; il, était accompagné d'un mendiant ivrogne, double grotesque de Prokhartchine, parti comme lui
"chercher la vérité".
Ici s'installe, en mineur, ce phénomène de duplication constant dans les évocations que Dostoïevski fait de la démence, duplication obsédante, mortelle parfois, où l'on serait tenté de voir une manifestation exaspérée de l'horreur du reflet, de l'identité, que propose la notion de paternité et de filiation.
Au quatrième stade, Prokhartchine réapparaît, porté sans connaissance par un cocher de nuit qui précise que, 'loin d'être ivre, Prokhartchine a été "pris par la ténèbre", ou victime d'une crise, la "kondrachka" (4). L'incendie. Le cocher. Double séquence qui renvoie presque explicitement à Darovoé, ce hameau qui appartenait au Dr. Dostoïevski et où la famille passait les mois d'été. L'incendie est celui qui ravagea le village quand Fiodor avait dix ans. Quant au cocher, M. Prokhartchine, dans le récit, l'a lésé de l'argent qu'il lui devait; sa seule vision le terrifie ... L'indication est essentielle : l'instigateur du meurtre du Dr. Dostoïevski perpétré par les moujiks de Darovoé fut précisément le
cocher
qui devait le mener du hameau à la proche forêt de Tcherrnachnia ... Et c'est, on s'en souvient, à Tcherrnachnia que Smerdiakov, le serf, envoie Ivan le jour fatal du meurtre du père Karamazov. Ainsi se mêle, s'embrouille l'écheveau des réminiscences, des obsessions ...
Quand Prokhartchine revient à lui, il constate que ses co-locataires, facétieux, ont fabriqué un mannequin féminin qu'ils ont fourré dans son lit. Ce qui déclenche une nouvelle crise de Prokhartchine. Ici, semble-t-il, se trouve un noeud du récit. Du point de vue narratif, cet épisode est
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aberrant, mais l'horreur dont témoigne Prokhartchine, qui retombe dans le délire et la fièvre, est, elle, infiniment significative, surtout si l'on songe que son cri, devant cette découverte, est pour "refuser de céder fut-ce un centième de son misérable bien". Transfert fascinant qui autoriserait toutes les questions ici, sur l'argent conçu comme métaphore d'une autre puissance.
Or, éloquement, c'est après cet épisode que font irruption les rêves, comme si ce premier choc avait fissuré la censure et permettait l'irruption de l'inconscient, rêves qu'investissent maintenant ouvertement les références au père. Ces références sont nombreuses; la plus évidente est celle que je qualifierai de "vocale" et qui court par tout le livre : phrases entières où Prokhartchine, mimant les propos du Docteur Dostoïevski, vitupère les galapiats, ces gamins versificateurs insoucieux de travaux plus sérieux, et promis à un avenir de mendiants dans les rues - même mendiant que nous avons vu apparaître auprès de Prokhartchine devant la maison incendiée. Références plus subtiles aussi, et sans doute autorisant différents niveaux de lecture, telle cette obsession de la jambe cassée, amputée - celle du prédécesseur de Prokhartchine
dans son logis, celle qu'il promet au jeune co-locataire - évocations évidentes
du Docteur Dostoïevski qui (n'ayant pourtant pas terminé ses études de chirurgie), fut envoyé comme aide chirurgien aux armées et qui resta obsédé par les amputations qu'il dut faire. D'autres échos - au sens propre - envoient à cette année 1812 et aux obsédants souvenirs paternels qu'elle suscite, telle l'incroyable accumulation du nom de "Napoléon" dans ces mots d'un pensionnaire à l'adresse de Prokhartchine : "Vous vous croyez seul au monde ou quoi? Le monde, peut-être, est fait pour vous? Seriez-vous un Napoléon? Etes-vous Napoléon, hein? Napoléon ou non? Parlez-donc, monsieur, Napoléon ou non?".
Allusions évidentes enfin, comme en témoigne André Efimovitch, ce petit vieux chauve et silencieux qui, recomptant ses roubles, ne peut que répéter "il n'en restera rien, et moi j'en ai sept", et rabâche toujours "l'argent, les enfants". Sept enfants. Comme les enfants Dostoïevski, qui étaient au nombre de sept.
Mais l'intérêt de ces références, c'est le traitement que leur fait subir Dostoïevski : toutes, elles sont pour Prokhartchine objet d'angoisse et surtout de culpabilité. Quelque chose de fondamental est déniée à Prokhartchine, qui s'exprime,
a contrario,
dans son avarice panique ' : le droit d'être. Le petit vieux qui, dans son rêve, veut le dépouiller, l'angoisse de voir son administration supprimée, disent de manière différente l'obsession d'une anéantisation dans ses possessions ou sa fonction, seul refuge de la personne. Mais l'angoisse, la peur elle-même, est un luxe refusé : il n'a pas le droit d'avoir peur - "êtes-vous un kniaz pour avoir peur?" - la peur pour soi, la peur qu'on inspire, sont des marques d'une existence déniée. La seule issue est donc, une fois encore, le non être de la démence, qui permet d'esquiver le faisceau des culpabilités - et cette faute majeure que signale, auprès de l'incendie, ce moujik à qui Prokhartchine doit cinq roubles et dont il fuit éperdument la présence.
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Fuite dans l'onirisme, fuite dans le fantastique, fuite au sein d'un langage où abondent les mots vides de sens, brouillage sonore masquant l'indicible que traque l'écrivain débutant, fuite devant ce nouveau double, enraciné, lui, dans la mémoire, ce double antérieur, non plus cadet mais aine - le père. Mais fuite vaine, comme en témoigne l'ultime image du livre, celle d'un Prokhartchine mort qui soudain cligne de l'oeil et met en défiance la mort elle-même - et l'oubli. Impossible oubli dont témoignent à plusieurs niveaux les réminiscences de Pouchkine, l'auteur bien-aimé de Michel et Fiodor dans leur enfance. Evocation d'abord du "Chevalier Avare" dont les coffres d'or se retrouvent dégradés, dérisoires, dans le coffre de M. Prokhartchine : ce poème devait être d'autant plus important pour Dostoievski que le fils du chevalier s'y voit tenté par un usurier juif d'assassiner son père pour s'emparer de ses biens. Evocation surtout, en cette fin de texte, de "La Dame de Pique" :
"Son oeil droit était malignement cligné. Il semblait que Semion Ivanovitch Prokhartchine voulût dire quelque chose. Il semblait qu'on l'entendit conseiller à sa vieille logeuse pleurant derrière le mur ' "Cesse de pleurer, cela ne sert plus à rien. Je suis mort, tu entends ... Tu entends? Je suis mort, comme on dit. Ecoute donc, parlons d'autre chose; tu es une vieille solide, une bonne femme un peu là, alors réfléchis un peu : le voici mort, maintenant, cet homme; mais pourtant si ... comment dirais-je. ... C'est à dire, c'est à voir, qui sait, oui, après tout - qui sait, peut-être ne suis-je pas mort? - écoute-donc, et si je me levais hein? Qu'est-ce qui arriverait?".
"Si je me levais, hein? Qu'est-ce qui arriverait?" : Dostoievski n'en finira jamais de tuer le père, étirant ainsi jusqu'à l'extrême de sa création le fantasme d'un crime inexpiable - puisque non commis.
Le récit intitulé "Un Coeur Faible" est d'une ambiguité et d'une subtilité extrêmes. Le titre : Il nait des dernières lignes du récit qui le précède chronologiquement, "La Logeuse", où le personnage féminin, Katerina, disparue de son logis avec son compagnon Mourine, est taxée par un locataire de "Coeur Faible". "C'était un coeur faible," dit un des habitants de la maison à Ordynov, venu s'enquérir de la jeune femme qu'il a aimée. C'est en montrant son front, d'un geste désignant le dérangement mental, que l'interlocuteur d'Ordynov précise : "c'était un coeur faible"; et Dostoievski, qui n'a pas coutume de souligner des mots de son texte, souligne
slaboyé serdtse (coeur faible).
Il apparaît donc que le dérangement mental soit diffracté : ce qui est brisé c'est non l'esprit, mais le coeur. Le transfert est ainsi opéré du mental à l'affectif. Et c'est bien de cela qu'il va s'agir dans "Un Coeur Faible" : le mental sera victime des affects portes au coeur, à la sensibilité de Vassia Choumkov.
Dès le premier paragraphe, nous sommes en présence d'une situation explicite : deux amis vivent sous le même toit; scribes tous les deux, leur position sociale est semblable. Mais l'auteur nomme l'un d'entre eux Vassia
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Choumkov, et l'autre Arkadi Ivanovitch Nefedevitch. Et Dostoïevski, aussitôt : "L'auteur, naturellement, sent la nécessité d'expliquer au lecteur pourquoi l'un de ses héros est nommé de son nom tout entier et l'autre seulement du diminutif de son prénom (...). Mais il faudrait alors un préambule expliquant et décrivant les titres, les âges, les grades, les emplois, et en fin de compte même
les caractères des personnages.
Mais comme beaucoup d'écrivains commencent précisément ainsi, l'auteur, uniquement pour ne pas leur ressembler (c'est-à-dire, diront quelques-uns, du fait de sa vanité illimitée), décide de débuter directement par l'action".
On doit conclure de cette si nette prise de position qu'ici
toutes
les suggestions de l'action - et de la terminologie qui en décrit les actes - ont une valeur entière. Dostoïevski n'a jamais rien écrit de tout à fait involontaire, encore moins de non-signifiant.
Ces deux amis vivent sous le même toît. Nous ne savons pour l'instant rien de l'un ni de l'autre, sauf leurs noms, Vassia, le diminutif privé de patronyme, et Arkadi Ivanovitch. En cette veille de Nouvel An, Vassia rentre tout joyeux après une entrevue avec la jeune fille qu'il aime, Lizanka. Il vient de se fiancer. Il veut faire part de ce bonheur à son ami. Celui-ci, par jeu, s'empare de lui, le jette sur le lit et, je cite : "Arkadi, fort adroitement, s'empare des deux mains de son ami, le retourne, le glisse sous lui et se met comme on dit à l'étouffer, ce qui semble procurer un plaisir incommensurable au joyeux Arkadi Ivanovitch". Dans cette situation ridicule, Vassia ne peut plus confier sa joie à son ami.
Vassia a été chargé par son supérieur bienveillant, Julian Mastakovitch, d'un travail de copie supplémentaire, pour lequel il lui avait versé une avance de cinquante roubles. Vassia n'a pas encore commencé ce travail. Il ne le fera pas.
Conduite d'échec intérieure à Vassia. Ce thème est la trame du récit.
Ces pages blanches qu'il doit et ne peut remplir, ont sur Choumkov une action destructrice. Leur vide est plus puissant que son effort. A la longue, l'effort est le contraire de son but : il s'agit alors - tensions retournées - non plus d'emplir, mais de
ne pas
emplir ces pages. Leur attrait est celui même du vide.
Est-il si difficile de copier? Non. Mais noircir ces pages, c'est les modifier, c'est intervenir dans le monde extérieur, modifier le monde extérieur, agresser le monde. Vassia se retourne contre lui-même : il est aisé de s'agresser soi-même.
Car son malheur est de n'être personne; comme tel - un vide - une absence - il ne peut
intervenir
dans quelque aspect que ce soit du monde extérieur. Les pages blanches resteront blanches, comme il restera, lui, vain, boiteux, volé de son amour et de son amitié. Il n'a pas de patronyme, donc pas de lignée pour l'assurer de sa réalité et de son existence, ni
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même qu'il est là, qui bouge à petit bruit.
La blancheur de ces cahiers accumulés et vides, réceptacles sans contenu, évoque bien sûr l'idée de virginité - le duplicateur n'a pas de chair. Car il est aussi impossible à Vassia Choumkov de devenir homme que de tremper sa plume dans l'encre - acte qu'il ne commet qu'au terme de plusieurs nuits de combat; puis il refuse même de simuler. Sa plume sèche métaphorise son impuissance sexuelle.
Il abandonne sans combat Lizanka, la jeune fille traîtresse, à l'ami traître, il cache les cahiers vierges comme il se cache la trahison de l'ami.
Nous disions donc qu'au début du "Coeur Faible", Vassia Choumkov, quand nous le voyons pour la première fois, vient d'être né au monde : il est entré dans le monde des autres, il est fiancé, il va se marier. Le signe a été reçu, la main prise, cette main est désormais liée au monde extérieur, le sauvetage est effectué. Mais non.
C'est ce lien, cette bouée salvatrice que va supprimer Arkadi. Il est le deleatur qui efface le signe que Vassia Choumkov a pu faire au monde extérieur, ce signe du réel que Vassia Choumkov est devenu, puisque le monde réel lui a fait réponse : ce sont les éléments du langage essentiel, les fortitudes de la communication. Or, immédiatement, Arkadi commence a l'amputer de cette relation au monde, et que cette relation de Vassia au monde soit d'ordre viril est essentiel; car Arkadi s'empare fortement de son ami, le jette sur le lit, le retourne sous lui, l'écrase de son corps, le tourne entre ses fortes pattes : "l'adversaire" est le mot qu'emploie Dostoïevski. Arkadi a réduit son ami à l'état puéril, infantile, l'a privé de la confidence même de sa virilité, car, roulé sur le lit, agrippé entre les bras d'Arkadi, réduit à l'impuissance
physique,
Vassia ne peut
pas lui faire l'aveu de son bonheur : il ne peut pas dire "je vais me marier", car la situation où il est mis est privative de toute virilité : l'étreinte d'Arkadi a supprimé entre eux la communion possible un instant avant, supprimé la possibilité de communiquer l'essentiel, supprimé l'existence même de cet essentiel. La relation au monde est mise en question
par Arkadi, elle est déjà un peu expulsée hors du réel. Expulsion qui va se poursuivre. Se mettant à la place de Vassia dans les relations de celui-ci avec Lizanka, Arkadi provoque une abrasion
de la personne même de Vassia. Désormais, lancé dans cette course vers le gouffre, Vassia va poursuivre l'itinéraire de sa propre suppression.
Mais Arkadi décide de demander à Julian Mastakovitch un délai pour la remise de la copie. - Or, c'est toujours à "demain" qu'Arkadi remet cet acte
salvateur.
Demandons-nous s'il n'y a pas une démarche inverse mais symétrique chez Arkadi et chez Vassia : le second faisant semblant d'écrire, l'autre faisant semblant de secourir. Le "demain" quotidien d'Arkadi - simulation et remplacement de l'acte
promis
et nécessaire - n'est-il pas de nature
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identique à la projection dans un futur toujours inaccompli de l'acte d'écrire chez Vassia? Dostoievski se délivrait-il ainsi de deux aspects de son angoisse, d'une terreur double : celle d'échouer comme créateur et d'échouer en tant qu'homme, dans sa virilité. Souvenons-nous que très prochainement il va écrire "Les Nuits Blanches", où le narrateur
rêve
son amour et accepte de l'immoler tandis que la jeune fille qui rêve elle aussi son autre amour
agit
et fait agir pour l'accomplissement de cet amour.
En fin de compte, Arkadi et Vassia vivent une situation de projection dans le futur de l'action qu'ils désirent et ne peuvent accomplir. Mais Arkadi, dans les dernières pages du "Coeur Faible" témoigne que sa force et sa vitalité sont intactes et feront de lui un des hommes de proie de Dostoievski. "Demain", dit-il chaque jour à Vassia, demain j'irai voir Julian Mastakovitch, demain je lui dirai que tu es en retard, je t’excuserai, demain. Mais c’est aujourd’hui qu’il détourne de Vassia le regard de Lizanka, aujourd’hui qu’il choisit le cadeau, aujourd’hui qu’il charme la mère de la jeune fille, aujourd’hui qu’il dit « demain ». C’est ainsi qu’il gagne la partie, entre toutes ambiguë, au terme de laquelle Vassia est emmené dans la maison des fous, et lui, Arkadi, debout au bord de la Neva, se sent des forces neuves, créatrices d’un avenir heureux. Demain lui sera radieux.
Souvenons-nous de l’ambivalence des rapports entre Goliadkine et son Double. La terreur que Goliadkine éprouve devant l’apparition d’un second lui-même, compensée par la tendresse quasi-paternelle dont il fait preuve en accueillant son Double, en le nourrissant, en le couchant, le logeant, lui proposant
la vie ensemble.
Les deux protagonistes d’ « Un Coeur Faible »
vivent ensemble;
leurs liens d’amitié sont de deux enfants, l’aine et le cadet, le fort et le faible, dont les
jeux,
les comportements ludiques, répondent de leurs différences, de leurs substrats essentiels, du potentiel profond de leurs deux natures.
Deux natures qui n’en étaient qu’une en le Dostoievski de cette époque : l’écrivain qui avait échoué, l’écrivain qui était sûr de son talent. Le thème de la démence s’accompagne chez lui de la nécessité de lier l’échec. (Goliadkine l’aîné, Vassia Choumkov) à la réussite (Goliadkine cadet, Arkadi).
Vassia Choumkov n’est rien ; ce qu’il a à faire, il ne le fait pas; de plus, il n’accepte pas d’être celui qui ne fait pas. Ne pas faire est une faute, un péché, un mal. La seule issue pour être « reconnu » malgré le fait qu’il
n’est pas
et ne travaille
pas,
est d’aller s’en accuser, d’avouer cette faute. Il serait alors
celui qui existe comme ayant commis une faute.
Or, voici qu’en fin du récit, parvenu au bureau de Julian Mastakovitch il constate
qu’on ne lui en veut pas.
Donc il n’a pas même d’identité en tant que celui
qui n’a pas fait.
Il n’est même pas en possession d’une culpabilité. Il est dépossédé du manque qui n’est
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plus que le seul aspect de son
étre-au-monde.
Non, on ne lui en veut pas, ce n'est rien, d'ailleurs ce travail n'était pas urgent du tout. Du coup, il lui faut
remercier.
Remercier du fait qu'on lui retire ce reste minime d'existence. Remercier de ce qu'on ne le reconnaît pas comme existant. Remercier de la suppression de sa faute, de la suppression suprême, lui en tant que fautif, le seul "lui" qui reste. De cela, il doit dire merci.
N'être pas : la formule du régime russe est d'acculer à l'inexistence par l'enrégimentement pour toute une vie : 25 ans. Etre soldat pendant 25 ans,
n'être pas
jusqu'à l'âge de cinquante ans, c'est l'image que Vassia s'est forgée de sa terreur, vision où sa folie s'installe; elle prend possession de lui, entièrement, au moment où "Julian Mastakovitch le reçoit, ne lui en veut pas du tout de n'avoir pas fait ce travail de copie. Alors Vassia Choumkov n'est plus. Sa revendication minime, revendication de sa faute, seule manière de se faire encore une petite place dans le monde du réel, s'exprime par l'auto-accusation qui est revendication : "C'est m a faute, c'est mon péché". Mais non. Il n'y a ni faute, ni péché. Il devient fou au terme de ce suprême stade de sa castration. Il n'a plus de relation possible avec le monde extérieur, le monde du réel. Il est à noter que ce processus d'extinction de son individualité prend place entre Julian Mastakovitch et Arkadi, parmi les collègues du bureau qui sont comme les témoins de sa suppression par les deux hommes forts : l'un fort socialement parlant, l'autre fort comme individu.
Il faut s'arrêter devant l'idée de rivalité et constater qu'en quelques uns de ses divers aspects, ce thème gouverne l'oeuvre dostoievskienne. Sans aborder les grandes oeuvres de la maturité, l'évidence s'impose de la rivalité dès les "Pauvres Gens", rivalité entre le monde modeste et valeureux des pauvres et la richesse d'une société qui s'en sert en les néantisant : que ce soit en l'espèce de Dievouchkine à qui l'on prend la jeune fille qu'il aime, donc sa dignité d'homme avec sa raison d'exister, que ce soit sous l'espèce de Varenka dont le riche et invisible Bykov viendra triompher. Rivalité de même entre M. Goliadkine et son sosie dans "Le Double" : rivalité qui va jusqu'à la tentative - qu'il sait désespérée mais qu'il veut assumer pour se prouver qu'il existe - cette tentative d'
usurpation,
de passage de frontière, de bris social, tentative par définition suicidaire; et, au second degré, la rivalité entre M. Goliadkine et son double, par qui il ne peut qu'être vaincu, puisqu'il l'a créé pour être vaincu par lui.
Rivalité aussi dans "La Logeuse", puisque le sorcier Mourine sera toujours détenteur du "Coeur Faible" de Katerina, puisqu'il tient ce coeur sous hypothèque, le dominant par la terreur et par la fascination du double crime qu'elle n'a pas commis; entre Ordynov et lui, la distance est infranchissable, car Ordynov est un jeune homme réel, mais le sorcier Mourine est l'homme des contes de l'enfance et des méfaits inexpiables rêvés dans l'adolescence et vécus seulement mais vraiment en esprit.
Rivalité inavouée, inavouable mais consommée, entre Vassia Choumkov et
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l'ami Arkadi; secrète, camouflée, refoulée hors du texte. Car Arkadi est, comme le double de Goliadkine, l'homme de la réussite dans le monde extérieur, selon les normes et les formes, les allégeances, les tricheries exigées, dont M. Goliadkine et Vassia Choumkov sont incapables et dont par conséquent ils sont exclus.
Ainsi, dans ces trois oeuvres, la folie fait élection de la représentation de la duplicité et de la rupture. De la filiation fantasmatique commuée en fraternité ambiguë de Goliadkine senior au Cadet au dyptique contradictoire de Vassia et Arkadi en passant par ce Prokhartchine où se mêlent les traits du père et du fils, Dostoievski ne cesse de redire l'effroi d'un miroir qui lui renvoie le reflet angoissant d'un héritage que seule l'écriture a pu empêcher de commuer en destin.
NOTES
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