DU VISIONNAIRE DE L'HUMANITÉ AU ROMANCIER DE L'HOMME
Jacques Catteau, Université de Paris-Sorbonne, Paris IV
Dostoïevski avait l'habitude de distinguer deux êtres en lui: le poète et l'artiste. Au poète, qu'il entendait au sens de créateur, étaient dévolus la puissance du rêve et le privilège de l'éprouver "dans son coeur". A l'artiste, le soin de développer le thème, de bâtir le plan et d'en faire un "tout harmonieux". (1) Cependant, dans ses lettres, il ne cessait de déplorer que chez lui le poète l'emportât sur l'artiste. "Étant plus poète qu'artiste, j'ai éternellement pris des thèmes au-dessus de mes forces" . (2) Ou encore: "Je prends toujours des thèmes au-dessus de mes forces. Le poète en moi a toujours le pas sur l'artiste et c'est mauvais. " (3) Strakhov, à propos des "Démons", lui en faisait le reproche amical: "Pour le contenu, l'abondance et la diversité des idées vous êtes le premier et même Tolstoï" à côté de vous est monotone . . . Mais il est évident que vous écrivez la plupart du temps pour un public d'élite et que vous encombrez vos ouvrages et les compliquez trop. Si le tissu de vos récits était plus simple, ils agiraient plus fortement ... Ce défaut, naturellement, est en liaison avec vos mérites. Un Français ou un Allemand habile, avec le dixième de votre matière, deviendrait célèbre sur les deux hémisphères ... Et tout son secret consisterait, me semble-t-il, à affaiblir la création, à diminuer la finesse de l'analyse et au lieu de vingt personnages et cent scènes, à s'arrêter à un personnage et à une dizaine de scènes" . (4) Dostoïevski en convenait volontiers: "Oui, c'est de ce défaut que je souffre et ai toujours souffert.
Je ne sais pas du tout dominer mes moyens. Une foule de romans et de récits distincts se glissent ensemble en un seul, si bien qu'il n'en résulte ni mesure ni harmonie ... Le pire est que, sans même considérer mes moyens, emporté que je suis par l'élan poétique, je me lance dans l'expression d'une idée artistique au-dessus de mes forces (NB. C'est ainsi que la puissance de l'élan poétique, chez Victor Hugo, par exemple, est toujours plus forte que les moyens de l'exécuter . . .)" (5)
Dans sa réponse, le romancier venait à résipiscence mais Strakhov avait-il raison? En quoi la simplicité et la linéarité seraient-elles préférables à la complexité si le génie s'attache précisément à exprimer la "complexification" de la vie moderne? En quoi le foisonnement des personnages serait-il condamnable si l'avenir est à la foule, à la cité et qu'une nouvelle esthétique, à laquelle Dostoïevski fait allusion a la fin de "l'Adolescent" , est nécessaire pour exprimer la texture par nature inextricable des motivations? Tel serait un premier élément d'explication. Le second constitue notre sujet: Dostoïevski n'était-il pas, comme Hugo auquel il se compare, un visionnaire d'abord
qui essayait ensuite de maîtriser, de composer et de forcément réduire ses visions initiales? De
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quelle nature étaient ces visions premières, situées à l'aube de la création? Enfin quelles traces ont-elles laissées dans l'oeuvre?
Il avait à peine dix-huit ans que Dostoievski décrétait que "l'homme est un mystère" et qu'il emploierait toute sa vie à percer ce mystère. (6) Il
abordait les dernières années de sa vie lorsqu'il formula sa pensée "romancière" : "Tout en restant pleinement réaliste
trouver l'homme dans l'homme ...On m'appelle psychologue, c'est faux, je suis seulement un réaliste au sens le plus élevé, c'est-à-dire je peins toutes les profondeurs de l'âme humaine. "L'homme dans l'homme, tel est selon Dostoievski lui-même son sujet. Or curieusement, ce n'est pas l'homme, le héros, qui se présente au tout début de la gestation du roman. C'est un univers entier, chaotique, informe, souvent grandiose, qui surgit dans une vision véritable. Comment le savons-nous?
Nous le savons d'abord par le témoignage de Dostoievski qui eut, sans doute en janvier 1844, une vision, la vision de la Neva, qui fonde sa vocation d'écrivain. Il la racontera en 1861 dans "Songes pétersbourgeois en vers et en prose" , publiés das sa revue "Le Temps" :
"Je me souviens qu'une fois, un soir glacé de janvier, je rentrais en hâte chez moi, venant du faubourg de Vyborg. J'étais encore très jeune. Arrivé à la Neva, je m'arrêtai un instant et mon regard s'élança pénétrant au fil du fleuve, vers le lointain voilé d'une brume glaciale qu'enflammait soudain la dernière pourpre du crépuscule qui s'éteignait au firmament embrumé. La nuit descendait sur la ville . . . L'air condensé vibrait du moindre son, et, pareilles à des géants, de tous les toits des deux quais, s'élançaient vers le ciel glacé des colonnes de fumée qui se nouaient et se dénouaient en montant, de telle sorte qu'il semblait que de nouveaux édifices surgissaient au-dessus des anciens, qu'une ville nouvelle se bâtissait dans les airs .... Il semblait enfin que tout ce monde, avec tous ses habitants, les forts et les faibles, avec tous leurs logis, asiles des miséreux ou palais chargés de dorures, fut pareil à cette heure crépusculaire à un rêve fantastique, magique, à un songe qui allait à son tour disparaître et s'évaporer dans le bleu sombre du ciel. Je ne sais quelle étrange pensée frémit en moi.
Je frissonnai, et mon coeur fut en cette minute comme inondé d'un brusque afflux de sang, jailli en brusque source d'une sensation puissante, encore jamais connue. C'était comme si je venais seulement de comprendre, à cet instant précis, quelque chose qui jusqu'alors bougeait en moi sans que j'en eusse conscience. C'était comme si j'avais eu la soudaine vision de quelque chose de nouveau, un monde entièrement neuf, inconnu de moi et dont je n'avais eu notion que par de vagues bruits et de mystérieux indices. J'estime que c'est précisément à cet instant que je commençai d'exister. " (8)
L'impression avait été si vive que l'écrivain l'avait déjà retranscrite, en l'attribuant à son héros Vassia Choumkov, dans une nouvelle de 1848: "Un Coeur faible" . Cette vision à caractère initiatique est corroborée et renforcée par une autre, consignée dans la nouvelle fantastique de 1846, "La Logeuse" . Elle est une analyse de la psychologie de la créativité du romancier lui-même, qui prête son expérience à son héros, Ordynov:
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"Un nouvel effroi s'abattait sur lui: le conte s'incarnait devant lui en visages et en formes. Il voyait tout ce qu'il avait vécu depuis ses vagues rêves d'enfance, toutes ses pensées et ses rêveries, tout ce qu'il avait retiré de la vie, tout ce qu'il avait tiré des livres, tout ce qu'il avait lui-même depuis longtemps oublié, tout s'animer, s'ordonner, prendre chair, surgir devant lui en formes et en images colossales, marcher, essaimer autour de lui; il voyait des jardins luxuriants féeriques se déployer à ses regards, des villes entières se former et s'écrouler en ruine, des cimetières entiers lui envoyer leurs cadavres qui revenaient à la vie, des races et des peuples entiers arriver, croître et dépérir sous ses yeux; il voyait maintenant, autour de sa couche de malade, s'incarner presque en meme temps qu'elle naissait chacune de ses pensées, chaque rêverie inconsistante; il se voyait enfin pensant non plus en idées dépourvues de chair mais par mondes entiers, par créations entières, et emporté comme un grain de poussière dans tout cet univers infini, étrange et sans issue. " (9) Le passage n'évoque-t-il pas la débauche visionnaire de Thomas De Quincey, mais sans l'adjuvant de l'opium?
Strakhov qui a observé Dostoïevski au travail a souligné ce phénomène d'incarnation des idées chez le romancier: "Les pensées les plus générales et les plus abstraites agissaient sur lui avec une grande force .... Une pensée simple, même connue ou ordinaire, l'embrasait soudain et lui apparaissait dans toute sa signification. Il s e n t a i t , pour ainsi dire, les pensées avec une vivacité peu commune. Alors il l'exposait sous différents aspects, lui donnait parfois une expression imagée, très accusée, sans toutefois l'élucider sur le plan logique et développer son contenu.
C'est qu'il était avant tout un artiste, pensant par images et guidé par les sentiments." (10) L'observation n'est pas complète, les visions précitées autorisent à plus de hardiesse dans la conclusion: l'écrivain non seulement sentait mais encore voyait les pensées surgir en lui, toutes prêtes, sous forme d'univers qui réclamaient impérieusement leur droit à l'existence, et ces univers sont d'immenses fresques de civilisation, d'humanité qui lèvent ou qui s'écroulent.
Les carnets de "l'Adolescent" , les plus complets, illustrent parfaitement cette éruption originelle d'images, ce jaillissement de la vision. Aux premières pages, trois romans dont les rapports ne sont pas clairs sinon qu'ils enferment tous les trois l'idée de désagrégation, de perversion et de faille, surgissent quasi-simultanément: "le roman-poème fantastique" d'une apocalypse nihiliste, le roman sur la république ou l'empire des enfants qui complotent la mort du père, enfin un roman sur le "type rapace" , préparé par les monstres antérieurs, en particulier le Stavroguine de la Confession. Voici la vision première, elle dépasse le cadre de la vie russe, elle est franchement mondialiste.
"Socialistes et nationalistes à Jérusalem" . "Un
roman- poème fantastique: la société future, la commune, l'insurrection à Paris, la victoire, 200 millions de têtes, terribles plaies, la débauche, la destruction des arts, des bibliothèques, l'enfant torturé. Débats, anarchie, la mort. " (11)
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Naturellement, par la suite, cette vision initiale disparaîtra et le roman "l'Adolescent" a fort peu de ressemblance avec cette terrible fresque aux dimensions apocalyptiques. L'artiste se substitue au poète. Le travail du romancier en face de cet univers surgi en images, de cette totalité bouillonnante, consiste à débroussailler, a établir une architecture humaine, c'est-à-dire, à construire des systèmes gravitationnels autour des héros principaux dont il ne sait encore s'ils le demeureront, à extraire l'idée romanesque de son placenta d'univers, à trouver le ton du récit et q u i racontera, à soumettre ses créatures aux cruelles expérimentations qu'il leur inflige pour apprendre leurs réactions, bref à
réduire la multiplicité des individus de l'humanité à la pluralité des expériences chez un seul individu . Parti d'un univers riche et chaotique, de l'expérience universelle, de la vision originelle, Dostoïevski cherche à enfermer l'humanité entière dans l'homme, à qui il confère ce qu'il appelle la largeur, c'est-à-dire l'amplitude d'oscillation entre l'idéal de Sodome et celui de la Madone, entre les extrêmes qui se rejoignent. Il finit par aboutir à "l'homme-univers" pour reprendre l'expression de Tchirkov (12) appliquée au Prince Mychkine mais caractérisant fort bien Stavroguine, Versilov ou Dimitri Karamazov. Cependant, cette réduction de l'humanité, entrevue dans la vision première, à l'homme-univers ne s'effectue pas sans laisser de traces. On connaît le goût de Dostoïevski pour les scènes conclaves ou conciles, où se trouvent confrontés dans un psychodrame intense plus d'une vingtaine de personnages emportés dans les scandales qui s'amoncellent. Il y en a plusieurs dans chaque grand roman, de "Crime et Châtiment" aux "Frères Karamazov" . Chacune d'elles reconstitue une petite humanité avec ses héros, ses bourreaux, ses victimes, ses spectateurs qui jugent, ses policiers et ses espions. Par ailleurs, les hommes-univers, les "natures larges" , gros d'humanité précontrainte, ne peuvent résister longtemps aux éléments dialectiques ou contraires qui les tirent dans tous les sens et l'auteur est conduit à les démultiplier, à les étaler dans un espace géométrique littéraire. Ils se dédoublent (Raskolnikov-Svidrigailov), deviennent triples ou quadruples (Chatov, Kirillov, Piotr Verkhovenski sont autant d'hypostase de l'être de Stavroguine; Aliocha, Dimitri, Ivan et même Smerdiakov développent à eux quatre, la vaste nature karamazovienne). L'humanité domptée par l'artiste sourd à nouveau de toutes parts, et animée d'un mouvement de parthogénèse et de grégarité réenvahit le plateau romanesque.
Le visionnaire, le poète, est-il définitivement oublié par l'artiste, l'analyste de l'âme humaine? En partie, oui. En partie, non. En effet, l'oeuvre garde des visions puissantes de l'humanité, d'une humanité anonyme, générique et universelle et qui, de ce fait, acquiert une dimension épique, parfois mythique parfois prophétique. Dans ces fresques grandioses de l'humanité, Dostoïevski se découvre archéologue, historien des sociétés et même futurologue. Quelles sont ces visions poétiques de l'humanité qui laissent des traces si profondes dans le coeur des grands héros dostoïevs-kiens?
D'abord c'est le tableau ému, harmonieux, du berceau de l'humanité de
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l'Age d'or que le romancier symbolisait par le tableau du Lorrain, "Acis et Galatée" , contemplé à Dresde. Le thème apparaît déjà, sous forme de vision, dans les carnets de "Crime et Châtiment" où Raskolnikov s'interdit, lui le criminel, de rêver à l'Age d'or, ensuite dans les rêves de Stavroguine et de Versilov, donc dans les "Démons" et "l'Adolescent" pour revenir enfin - avec cette nuance que l'Age d'or représente l'état de l'humanité avant le péché originel - dans la nouvelle du "Journal d'un écrivain" d'avril 1877, le "Songe d'un homme ridicule" . Cette humanité édénique, heureuse, accordée à la nature, est une vision païenne, tout empreinte de mythologie, malgré l'allusion à la Chute. Les hommes y honorent les divinités naturelles et célèbrent le culte des ancêtres. Ils ne connaissent pas d'Eglise. Il est vrai que ces visions ineffables et panthéistes sont vécues en songe par des athées qui souffrent de ne pas croire. Elles relèvent d'un sourd désir d'innocence, de retour au paradis narcissique de l'enfance, d'un refus du temps historique et surtout du refus de la liberté douloureuse qui instaure la culpabilité. Formes aseptisées, dépouillées de toute virulence, de l'utopie, elles sont placées au début des temps, dans la perfection aurorale de l'Hellade mythique ou bien sur une autre planète jumelle de la Terre. Elles n'en apportent pas moins, et Dostoïevski insiste sur ce point dans le "Songe d'un homme ridicule" , une vérité d'espérance morale à laquelle il veut croire de toute son âme. Pour s'en convaincre, il suffit de lire, toujours dans le "Journal d'un écrivain," "L'Age d'or en poche" .
Plus même dans les pages peu connues du "Journal d'un écrivain" de juillet-août 1876 "La Terre et les enfants", Dostoïevski transporte ce rêve de l'âge d'or, amendé il est vrai, dans le futur et, après une synthèse originale de l'histoire de l'humanité, affirme la nécessité écologique - et très actuelle - de la réconciliation de l'homme et de la terre:
"Au commencement il y avait les châteaux, et auprès des châteaux des chaumières; dans les châteaux habitaient les barons, et dans les chaumières les vassaux. Puis a commencé à monter la bourgeoisie, dans des villes ceintes de murs, lentement, microscopiquement. Pendant ce temps les châteaux déclinaient et naissaient les capitales des rois, de grandes villes avec les palais royaux et les hôtels de courtisans. . . . De notre temps s'est produite une terrible révolution, et la bourgeoisie a pris le dessus. Avec elle sont apparues des villes effrayantes, dont personne n'avait eu l'idée même en rêve. Des villes comme celles qui sont apparues au dix-neuvième siècle, l'humanité n'en avait jamais vu jusqu'alors. Ce sont des villes avec des palais de cristal, des expositions universelles, des banques, des budgets, des rivières polluées, des débarcadères, des associations de toutes sortes, et autour d'elles des fabriques et des usines. Maintenant on attend la troisième phase: la fin de la bourgeoisie et l'avènement d'une humanité rénovée. Elle partagera la terre en communes et commencera à vivre dans le Jardin. "Elle se rénovera dans le Jardin et se redressera par le Jardin" . (13)
Mais ces rêves sereins sont immédiatement menacés. Dostoïevski laisse
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rêver ses héros pour mieux les blesser par des visions cruelles de l'humanité. Tous ces "enfants du Soleil" ces "nouveaux Adams", il les fait basculer dans la crise, la destruction, l'Apocalypse et, à peine ont-ils essuyé leurs larmes d'attendrissement dans la lumière radieuse du soleil couchant que les catastrophes surviennent, que de nouvelles visions de l'humanité surgissent, d'une humanité à l'agonie, rougeoyante des incendies de la Commune et ensanglantée des guerres fratricides qui éclatent. Ainsi se terminent les visions de l'Age d'or dans "l'Adolescent", dans le "Songe d'un homme ridicule" . Dostoïevski embouche la trompette du prophète et déploie sous nos yeux la fresque terrible et épique d'une humanité ravagée et folle. Le songe de Raskolnikov dans l'épilogue de "Crime et Châtiment" raconte le destin des peuples: "Il voyait dans sa maladie tout l'univers en proie à une sorte de peste épouvantable, inouie et jamais vue, venue des profondeurs de l'Asie sur l'Europe. Tous devaient périr, en dehors de quelques élus en très petit nombre. Il était apparu de nouvelles trichines inconnues, des créatures microscopiques qui s'installaient das le corps des hommes. Mais ces créatures étaient des esprits doués d'intelligence et de volonté. Les hommes qui les avaient reçues devenaient aussitôt enragés et insensés. . . . Des agglomérations entières, des villes et des peuples étaient frappés de la contagion et perdaient la raison ... On marchait les uns contre les autres par armées entières. . . Les guerriers se lançaient les uns contre les autres, s'enfourchaient et s'égorgeaient, se mordaient et se dévoraient les uns les autres. . . . Des incendies se déclarèrent, la famine éclata . . . . "
Chez Dostoïevski les aurores sont nécrosées et l'humanité naissante se métamorphose brutalement en une vision eschatologique, qui n'exclut pas cependant la renaissance et l'éternel recommencement, ce que le diable d'Ivan Karamazov appelle ironiquement la "révolution géologique" .
Mais entre ces visions extrêmes se situent des tableaux de l'humanité plus proches de notre histoire et de nos préoccupations. Dans "la Légende du Grand Inquisiteur" , Dostoïevski retrace, à travers la fiction d'un XVlème siècle sévillan, l'histoire de l'humanité dans une succession de refus de Dieu - alors elle brandit l'Etendard de la révolte, édifie ses tours de Babel et ses socialismes - et de retours repentants sous la houlette de quelque Grand Inquisiteur - alors l'homme se réfugie dans l'infantilisme, renonce à sa liberté trop lourde à porter et pour vivre rassasié accepte de se fondre dans le troupeau. Le Grand Inquisiteur est le plus dangereux car il dissimule son imposture derrière la bannière du Christ, l'apparence de l'amour, mais il ne fait que reprendre presque en termes identiques la théorie de Raskolnikov sur les 9/10e de faibles et les l/10e de forts et surtout la vision de l'humanité matérialiste, nivelée, organisée, mécanisée que développe Chigaliov, le penseur totalitariste des "Démons" . Ces fresques terribles de l'humanité grégaire, docile, serve, sont les prophéties, pour Dostoïevski, et, pour nous, les illustrations des cancers totalitaires du XXe siècle. La fresque de l'humanité plus poignante se trouve dans "l'Adolescent" . Versilov imagine une humanité qui aurait perdu la grande idée de l'immortalité et qui y aurait substitué la fraternité et la conscience des générations:
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"Les hommes devenus orphelins se serreraient les uns contre les autres, plus étroitement et plus affectueusement, ils se prendraient les mains, comprenant que désormais ils sont tout les uns pour les autres. Alors disparaîtrait la grande idée de l'immortalité, et il faudrait la remplacer; tout ce grand excès d'amour pour celui qui était l'immortalité se détournerait sur la nature, le monde, les hommes, chaque brin d'herbe. ... Ils s'éveilleraient et se hâteraient de s'embrasser les uns les autres, se dépêcheraient d'aimer, sachant que leurs jours sont éphémères .... Chaque enfant saurait et sentirait que tout homme sur terre lui est un père et une mère. "Que demain soit mon dernier jour, se dirait chacun en regardant le soleil couchant, je mourrai mais peu importe, ils resteront, tous, et après eux leurs enfants" ; et cette pensée qu'ils resteront à s'aimer et à trembler les uns pour les autres remplacerait l'idée de la rencontre d'outre-tombe" . (15)
Cette humanité fragile, démunie d'espoir, aimante, tremblante, nous fascine parce que, depuis que Dostoïevski l'a décrite, elle s'est réalisée et a été observée par des écrivains soviétiques, en particulier ceux qui ont peint les communautés de communistes déçus par la NEP, rejetés dans la marginalité et ressassant leur utopie d'amour, de fraternité et de pureté. Tels sont les emburelucoqués (Okhlomony) d'Ivan Ojogov dans "l'Acajou" de Boris Pilniak, et l'humanité réduite à ne posséder plus rien qu'elle-même, que l'amour que chacun nourrit pour l'autre, que dépeint Andreï Platonov dans "Tchevengour" ou dans "Djann" .
Ces fresques contemporaines sont d'un pessimisme sans retour et aussi pleines d'émotion. Dostoïevski disait lui-même à propos de cette étrange "Eglise des athées" : "Il y a là quelque chose d'émouvant à bien des égards, et beaucoup d'enthousiasme. C'est une réelle déification de l'humanité et un besoin passionné de manifester son amour. " (16) Cependant, à la différence de ses confrères des années vingt, Dostoïevski ne perd pas espoir. La vision pessimiste de la "Légende du Grand Inquisiteur" comme celle de Versilov das "l'Adolescent" s'achève dans une aura d'espérance et se clôt sur une autre vision: celle du Christ resurgi, prêt à reprendre sa tâche de libérateur. Ainsi parle Versilov:
"Mais ce qui est remarquable, c'est que j'ai toujours terminé mon tableau par une vision comme chez Heine du "Christ sur la Baltique". Je n'ai jamais pu me passer de Lui, Je ne pouvais pas le voir enfin, parmi les hommes devenus orphelins. Il venait à eux, tendait vers eux les bras et disait: "Comment avez-vous pu m'oublier? " Alors une sorte de voile tomberait de leurs yeux, et retentirait l'hymne enthousiaste de la nouvelle et dernière résurrection. " (17)
Les saisissantes visions de l'humanité qui fulgurent à l'orée de la création et que Dostoïevski transfère ensuite à ses héros (qui les imaginent en songe ou dans un élan lyrique) disent la double attitude de l'écrivain. Nostalgique du bonheur de l'humanité, il ne peut la concevoir que subvertie par le Mal dont en réaliste il admet l'existence. Humaniste et rêveur impénitent il ne cesse de se châtier de son humanisme. Y-a-t-il
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plus lucide et plus terrible que ces phrases du "Songe d'un homme ridicule" appliquées aux "enfants du soleil" emportés dans leur chute: "Devenus méchants, ils commençaient à parler de fraternité et d'humanité et comprenaient ces idées. Devenus criminels, ils inventaient la justice et se donnaient des codes entiers pour la sauvegarder. . . " (18)
Contre ce danger qui menace l'humanité, Dostoïevski ne connaît qu'un recours et toujours sous la forme d'une vision, celle du Christ, du porteur de la liberté, et qu'une voie de salut: la foi en l'homme dont il sonde le mystère d'oeuvre en oeuvre. Au fond, l'écrivain veut croire que l'homme au terme de la succession des chutes et des relèvements auxquels l'orgueil le soumet trouvera enfin la fraternité universelle. C'est du moins ce qu'il proclame dans son célèbre discours sur Pouchkine. Paradoxalement, l'homme exploré par l'artiste sera toujours le nouvel élu rescapé des humanités aimées et menacées qui hantent le poète visionnaire aux premières lueurs de la création.
NOTES
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