L'Occident de Versilov
Michel Cadot, Université Paris III - Sorbonne Nouvelle
"C'est un noble de très vieille race et en même temps un communard parisien": /1/ ainsi le professeur Nikolaï Semionovitch caractérisait-il Versilov à la fin de l'Adolescent. Cette ambiguïté du personnage existait dans les Carnets: Versilov était d'abord représenté "assez critique pour n'être ni un slavophile ni un occidentaliste", /2/ mais affirmait plus tard: "L'Europe devint notre patrie. Je suis un occidentaliste". /3/ On se rappelle que, dès 1862, Dostoïevski renvoyait dos à dos les "deux camps de théoriciens", /4/ les slavophiles qui prennent pour norme le "vieux petit idéal moscovite", et les occidentalistes qui sacrifient la spécificité de chaque nation à un prétendu idéal universellement humain, en fait élaboré par le seul Occident. La réflexion de Dostoïevski s'exerce sur ce thème, à la fois dans le prolongement des controverses des années quarante, auxquelles il ne participa que de façon indirecte, dans l'ombre de Biélinski et de Nékrassov, puis à travers le cercle de Pétrachevski, et surtout après les bouleversements que la Russie connut au cours des années soixante, et dont
Crime et Châtiment, L'Idiot, Les Démons ont marqué successivement l'ampleur dévastatrice. A ces livres de dénonciation succède un livre problématique,
L'Adolescent. Certes, ce roman aurait pu s'appeler Le Désordre, comme Dostoïevski l'avait envisage un moment. /5/ Mais aux tragiques figures des romans précédents, qui incarnaient chacune à sa façon la négativité de l'Occident, Raskolnikov, Mychkine, Stavroguine, s'oppose un personnage complexe, ni bon ni méchant, et Russe et Occidental, ce Versilov dont Arcade cherche si longtemps et si passionnément à percer le mystère, /6/ et en ce qui s'incarne la contradiction existentielle du
gentilhomme russe et du citoyen du monde, que Dostoïevski voyait déjà s'épanouir chez l'écrivain Nékrassov. /7/
Jacques Madaule a bien montré, dans un texte qui devait être communiqué au premier Symposium de L'Association Internationale Dostoïevski à Bad-Ems en 1971, /8/ le sens profond du dédoublement de Versilov, personnage à la fois attirant et repoussant. Il voit dans le comporte-
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ment de ce noble russe, qui essaie de vivre dans ses terres, mais ne peut s'empêcher de séduire la femme d'un de ses paysans, la quitte pour aller promener son "ennui russe" dans les "pays des saintes merveilles", /9/ mais revient chercher refuge auprès d'elle de temps à autre, le symbole même de cette "noblesse russe qui a bu à longs traits la culture de l'Occident, et qui ne peut ni s'en détourner ni la marier avec les traditions nationales dont elle est également dépositaire". /10/ L'Europe devient ainsi le pôle complémentaire de la Russie, et Versilov erre de l'une à l'autre, comme Makar, ce pèlerin d'une espèce différente, allait de sanctuaire en sanctuaire. Versilov dans une de ses premières manifestations sous ce nom, déclarait: "L'Europe attend de nous le Christ. Elle nous donne la science, nous lui donnons le Christ (là est toute la vocation de la Russie)". /11/ Ce Christ russe, Mychkine l'avait déjà annoncé dans
L'Idiot: mais Versilov n'est nullement lui-même un personnage christique, même relevé d'un humour à la Cervantes ou à la Pickwick comme Mychkine. Il saute aux yeux que cet "enfant du siècle" /12/ reflète profondément les incertitudes personnelles de Dostoïevski en matière de religion, comme le sentait bien J. Madaule qui disait "Nul personnage ne fut sans doute plus près de Dostoïevski que Versilov"; /13/ Dostoïevski lui-même s'était appelé un "enfant du siècle, un enfant de l'incroyance et du doute". /14/
Dostoïevski découvrit l'Occident lors de ses voyages de 1862 et 1863. Les Notes d'hiver sur des impressions d'été font longuement apparaître la déception ressentie par l'écrivain devant le manque de fraternité réelle qui règne en France, car la fièvre devise de la Révolution française y est restée lettre morte. Il laisse entendre que la Russie, bien reconnaissable quoique non désignée, est plus apte à la fraternité véritable "malgré les souffrances séculaires de la nation, malgré la grossièreté barbare et l'ignorance qui ont pris racine en elle, malgré l'esclavage des siècles et les invasions des autres peuples". /15/ Les Carnets de
L'Adolescent font écho, mais avec plus d'inquiétude: "Nous avons supporté l'invasion tatare, ensuite un esclavage de deux siècles. Maintenant il faut supporter la liberté. Saurons-nous le faire sans broncher?". /16/ Dostoïevski s'irritait en 1863 de l'admiration béate de ses compatriotes pour tout ce qui venait d'Europe, notamment le goût si répandu chez les gentilshommes campagnards pour les anecdotes les plus stupides, pourvu qu'elles mettent en scène des personnages d'Occident. Versilov reprend le thème, mais les anecdotes sont cette fois populaires et russes: il les juge cependant
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comme le comble du mauvais ton. Ceci conduit à une remarque générales la sévérité, pour ne pas dire la partialité de Dostoïevski vis-à-vis de l'Europe considérée comme un ensemble, et de la France en particulier, qui emplit ses oeuvres des années soixante, tend à s'atténuer dans
L'Adolescent, Bien sûr, Versilov n'est pas le porte-parole de l'écrivain, néanmoins ce qu'il dit manifeste une inflexion déjà perceptible dans les jugements qui émaillent le
Journal d'un écrivain, qui, eux, reflètent à coup sûr la pensée de Dostoievski. /17/
Le portrait de Herzen qui s'y trouve, rédigé trois ans après la mort de celui-ci, est à la fois chaleureux et sarcastique. C'est à lui que Dostoïevski applique, cette fois, la fameuse formule française
gentilhomme russe et citoyen du monde. Versilov se proclame avec insistance, également en français, "gentilhomme avant tout" ou encore "gentilhomme russe", et 1'"unique Européen" en Europe. /18/ Il n'est pas utile, après les études de Dolinine /19/ et de J. Catteau /20/, et en attendant la communication de Mme Henrietta Mondri, d'insister ici sur la parenté frappante de Versilov avec Herzen et avec Tchaadaïev. Mais il est essentiel pour mon sujet de préciser à quel point l'Occident de Versilov est un terme polysémique, un concept médiatisé par les plus illustres représentants de l'intelligentsia russe des années trente et quarante. On remarque l'écho relatif au thème de l'émigration entre le
Journal d'un écrivain et L'Adolescent: Herzen, dit Dostoievski, n'a pas émigré, il était le type le plus marqué de la rupture avec le peuple de l'énorme majorité de la classe cultivée russe, ce qui l'entraînait à l'athéisme et de là au socialisme, "sans aucune nécessité ni aucun but", /2l/ idée contradictoire avec la fatalité historique que Dostoievski invoquait quelques lignes plus haut. Versilov de son côté déclare qu'il a émigré, non chez Herzen pour faire de la propagande à l'étranger, comme le suggère avidement Arcade, mais par "ennui de gentilhomme russe". /22/ Ainsi Versilov est-il moins dynamique, moins brillant que Herzen. Celui-ci s'engage, quitte à railler après coup ses illusions? Versilov ne , s'engage pas» "Je n'ai participé à aucun complot", dit-il. /23/ Mais dans les Carnets la raison est plus précise: "Oh, si j'avais pu croire aux barricades. Mais ici il n'y en avait pas. Je n'y ai cru ni là-bas ni ici." /24/
Or Dostoievski avait en mémoire, lorsqu'il rédigeait son portrait de Herzen l'année d'avant, les passages de Passé et pensées ou celui-ci racontait "comiquement" /25/ (le mot est de Dostoievski) son expérience des barricades parisiennes. Je voudrais faire encore remarquer que Do-
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stoïevski fait allusion à la naissance illégitime de Herzen, "produit de l'ancien régime du servage, qu'il haïssait et dont il tirait ses origines non seulement par son père, mais précisément par sa rupture avec la terre natale et les idéaux de cette terre". /26/ Versilov, lui, n'est pas un "produit du servage", mais il se conduit comme le père de Herzen, et c'est l'Adolescent qui se trouve dans la difficile situation existencielle dont Herzen souffrit dans sa jeunesse.
Tchaadaïev, au contraire, fournissait à Dostoïevski un exemple de noble russe assurément plus typique que Herzen, fils d'un propriétaire moscovite et d'une serve née en Souabe. Son nom apparaît aussi dans les
Notes d'hiver comme celui d'un écrivain qui "en apparence méprisait tout ce qui était russe"; /27/ à travers les souvenirs de Herzen, le volume de Tchaadaïev édité en français par le P. Gagarine en 1862, et la biographie de Jikharev publiée en 1871-72, Dostoïevski disposait d'éléments, certes encore bien incomplets, qui contribuèrent à nourrir l'"occidentalisme" de Versilov. En premier lieu, l'admiration professée par Tchaadaïev pour la religion catholique se retrouve chez Versilov, au sujet duquel le prince Sokolski affirme qu'il s'était converti au catholicisme "là-bas", /28/ c'est-à-dire en Europe, et même qu'il prêchait et portait, par mortification, de lourdes chaînes de fer. Sans doute, on peut rapprocher certaines conceptions de Tchaadaïev sur le retard culturel de la Russie des propos de Versilov les plus critiques sur l'état où se trouve la Russie de son temps: mais, comme dans le cas de Herzen, il s'agissait chez Tchaadaïev d'un engagement qui modifia toute son existence, alors que Versilov ne risque rien. /29/ D'autre part, les phrases les plus "tchaadaïeviennes" sont imputées, non à Versilov, mais au jeune Kraft, au début du roman. Dolinine pensait aussi que le modèle tchaadaïevien avait marqué le comportement de Versilov vis-à-vis des femmes, mais ses rapprochements n'emportent pas toujours la conviction, comme le montrent les commentaires de l'édition académique. /30/ J. Catteau est revenu avec précision sur la question dans son grand ouvrage. /3l/
On peut se demander en revanche si le modèle tourguénévien n'a pas été plus important qu'on ne l'admet en général lorsqu'il s'agit de Versilov. Naturellement Tourgueniev avait été durement pris à partie pour son comportement d'écrivain, que Dostoïevski jugeait prétentieux, à travers le Karmazinov des
Démons. Mais quel écrivain russe contemporain, Herzen mis à part, pouvait mieux incarner l'attrait invincible de l'Occident? Tourgueniev avait eu,
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comme Versilov, une fille naturelle d'une de ses serves de Spasskoïé, périodiquement il quittait la Russie pour vivre en Occident aux côtés de la cantatrice Pauline Viardot, et le premier il avait abordé le problème du conflit des générations sous l'angle de l'affrontement idéologique du libéralisme et du radicalisme nihiliste ou plutôt positiviste. "Je fus sur le point de me mettre à mon tour à un
Pères et Enfants, mais je m'en abstins, et Dieu merci: je n'étais pas prêt. En attendant, j'écrivis seulement L'Adolescent", /32/ disait modestement Dostoïevski dans le
Journal d'un écrivain en janvier 1876. Dostoïevski avait rencontré l'écrivain à Baden-Baden en septembre 1863 et juin 1867 et s'était brouillé avec lui. L'opposant à Danilevski, revenu "du fouriérisme à la Russie", Dostoïevski déclarait en 1868 que Tourgueniev "d'écrivain russe s'est fait Allemand, voilà pourquoi c'est un homme sans valeur." /33/ Une note assez dure du 29 octobre 1874 rangeait Tourguéniev au nombre des écrivains à qui leur
aurea mediocritas, leur manque de profondeur conférait une indiscutabilité (besspornost') /34/ de mauvais aloi. Je serais finalement tenté de croire que l'absence d'engagement de Versilov, qui le différencie radicalement de Dostoïevski lui-même, de Herzen, de Tchaadaïev, ou du Roudine-Bakounine qui mourait sur les barricades, le rapproche de l'homme Tourgueniev, pour qui Dostoïevski nourrissait des sentiments fort complexes, comme nous le montrera M. Novicov. /35/
On ne saurait enfin négliger, afin de mieux comprendre les racines de l'occidentalisme de Versilov, un modèle aussi essentiel que le Tchatski de Griboïédov "le type tout à fait spécial de notre Europe russe, le type sympathique, enthousiaste, qui souffre, qui aspire à la Russie et au sol natal, mais qui néanmoins retourne à l'Europe quand il a besoin de trouver "un refuge pour le sentiment bafoué"? en un mot, un type parfaitement inutile à l'heure qu'il est, mais qui fut extrêmement utile à un moment donné: /36/ à ce texte des
Notes d'hiver répondent de très nombreuses allusions dans les Carnets comme dans la version finale de
l'Adolescent, notamment l'indication que Versilov avait une fois joué le rôle de Tchatski et que le jeune Arcade l'avait aussitôt identifié au personnage de Griboïédov. /37/ On peut d'ailleurs se rendre compte que
l'Adolescent a considérablement idéalisé son père, qui n'avait pour lui que sa prestance physique et son esprit.
Versilov a donc longuement goûté aux délices périlleuses de l'Europe. Plusieurs des grands romans de Dostoïevski renvoient explicitement à un "modèle" de la culture occi-
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dentale: Napoléon pour Raskolnikov, Don Quichotte et Pickwick (mais aussi le Christ) pour Mychkine, Rothschild pour Arcade (mais aussi Gil Blas et encore Don Quichotte). /38/ Versilov ne renvoie pas expressément à un modèle historique ou littéraire, mais plutôt à une tradition intellectuelle qui va de Rousseau à Proudhon, en passant par la Révolution de 1789, Saint-Simon, Fourier, Considérant, Cabet, P. Leroux et George Sand.
Domaine intellectuel que Dostoïevski avait amplement parcouru dans sa jeunesse, /39/ mais auquel il n'a pas entièrement renoncé malgré les changements profonds intervenus dans sa pensée: il est intéressant de suivre la trace de ces écrivains, de ce "socialisme" à travers
L'Adolescent. Par exemple on peut retrouver l'écho des analyses de Proudhon sur le capitalisme et la Bourse dans la critique assez inattendue à laquelle se livre Versilov des mécanismes financiers contemporains: il prophétise une banqueroute générale des Etats, et une lutte sanglante entre les "mendiants" et les "actionnaires". /40/ J. Catteau a du reste bien montré les limites des connaissances que possédait Dostoïevski du monde de la finance et de l'économie. /4l/ Quelques lignes plus loin, Versilov conseille à son fils de suivre les "idées genevoises", c'est-à-dire celles de J.-J. Rousseau, ou encore "la vertu sans le Christ ... l'idée de toute la civilisation moderne". /42/ Ainsi cet homme, qui est censé s'être autrefois converti au catholicisme, est-il aujourd'hui assez fermement athée.
Sa parenté originelle avec Stavroguine se manifeste dans sa théorie de l'héroïsme (bogatyrstvo), qui est supérieur à n'importe quel bonheur et surtout à quelque bonne vertu bourgeoise que ce soit. /43/ On a remarqué que cet héroïsme, seul capable de vaincre le désordre contemporain, vient des derniers ouvrages de Gogol. /44/ II s'agit en fait d'une notion-relais entre l'énergie romantique (incarnée dans Napoléon pour Stendhal et pour Raskolnikov) et la volonté de puissance nietzschéenne. Versilov professe un mépris "aristocratique" pour les valeurs bourgeoises et les hommes ordinaires: "sache les mépriser, même quand ils sont bons, car c'est alors surtout qu'ils sont infects". /45/ De telles réflexions durent enchanter Gide, qui aimait particulièrement
L'Adolescent.
Ainsi Versilov reprend-il à son compte la plupart des condamnations prononcées tant par les socialistes "utopiques" que par les écrivains dits "romantiques" en général à l'égard des valeurs de la société bourgeoise et du capitalisme naissant, qui agit comme un ferment de dis-
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solution à l'égard des structures traditionnelles, y compris celles du peuple russe: "La société se décompose chimiquement. - Non, pas le peuple. - Le peuple aussi." Seuls les "gens qui pensent" font exception, déclarait Versilov à son fils dans une note remontant au début du travail créateur sur
L'Adolescent, /46/ On pourrait à plus juste titre dire dans son cas: ceux qui rêvent. L'utopie se déploie en effet lyriquement dans la fameuse "confession" de Versilov. Dostoïevski y trace le tableau de l'humanité
après la mort de Dieu. Les hommes se sentiraient d'abord orphelins, puis en viendraient à une fraternité entièrement nouvelle, s'étendent au prochain, pourtant si difficile à aimer, puis à la nature entière. La certitude qu'il n'y a ni au-delà, ni immortalité rendrait seule possible cette harmonie universelle dont Komarovich a étudié certaines sources françaises, en particulier G. Sand et V. Considérant. /47/ Mais dans
L'Adolescent, elle serait couronnée par le retour du christ auprès des hommes aux accents d'un hymne à la joie enthousiaste, celui de la "dernière résurrection". /48/ Telle est la greffe étonnante qui unit le socialisme au christianisme, comme chez certains socialistes utopiques français, sur lesquels Dostoïevski revient volontiers, parfois avec émotion comme dans le
Journal d'un Ecrivain. Versilov partage visiblement la nostalgie de Dostoïevski pour un âge d'or qui ne se situerait plus à l'aube des temps, mais comme la grande réconciliation (primirenie) de l'homme avec lui-même au sein d'une nature amie.
Versilov, cet utopiste romantique, est aussi l'aristocrate russe, qui jette un regard à la fois attendri et critique sur l'Occident. Dans
Guerre et Paix de Tolstoï, Dostoïevski admirait comment chez ses meilleurs personnages, Tolstoï montrait "avec esprit et finesse l'acclimatation des idées européennes dans la noblesse russe: il y a là des maçons et la réincarnation de Sylvio de Pouchkine emprunté a Byron, et les embryons des décembristes". /49/ Or Versilov, à sa façon fait entendre un écho de ces valeurs disparues. Son idéal de fraternité universelle remonte certes aux utopistes français, mais aussi aux Lumières, à la franc-maçonnerie, aux sociétés • secrètes d'où allait naître le Décembrisme, auquel Tolstoï voulait d'ailleurs consacrer un roman resté inachevé. Quant à Pouchkine, il lui fournissait abondamment ces exemples de
bogatyrstvo, d'héroïsme individuel dont nous avons parlé, Reste Byron, à qui Versilov doit évidemment, comme toute l'Europe romantique, cet exemple éclatant d'héroïsme personnel, de désinvolture aristocratique, de mépris pour les conventions, et de raillerie élégante destinée à tromper l'ennui qu'il promenait dans ses errances
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à travers l'Europe entière. On n'a pas remarqué l'insistance avec laquelle revient dans les Carnets de
L'Adolescent le titre de Beppo, /50/ ce poème humoristique écrit à Venise en 1817. Or Byron y conte l'histoire de Laure, épouse d'un marchand qui la quitte pour ses affaires: elle s'éprend d'un compte qui lui sert de
cavalier servant, quand lors d'un bal masqué un Turc la regarde fixement: il fait bientôt valoir ses droits, qui sont ceux du mari si longtemps absent. Tout s'arrange, le faux Turc vit en ! bonne entente avec Laure et avec le compte. Je serais bien tenté de voir dans cette histoire à la Boccace une sorte d'illustration comique de la situation où Versilov se trouve entre Makar, /5l/ le mari légitime qui court les sanctuaires de Russie, et Sofia Andréevna, qu'il a séduite et dont il a eu deux enfants, ce qui n'empêche pas sa présence intermittente auprès du ménage. Cette liberté de moeurs de la Venise byronienne ne se reflète que bien malaisément dans la Russie du servage que Dostoievski évoque à travers son roman. /52/ Néanmoins le rêve du bonheur à trois parcourt son oeuvre depuis les
Pauvres Gens jusqu'à Humiliés et Offensés, Les Nuits blanches, L'Idiot et quelques autres. La légèreté byronienne n'est pour Dostoïevski qu'une façade (comme, dans un autre sens la rêverie schillérienne), derrière laquelle se dévoile une profonde aspiration sentimentale, que seul l'avènement d'un âge d'or permettrait de satisfaire dans une liberté universelle, un "nouveau monde amoureux" à la Fourier. /53/
Versilov est convaincu que l'aristocratie en tant que classe dominante mue par le sentiment de l'honneur a fait son temps, en Europe et même en Russie depuis les réformes des années 60. La contrepartie de l'égalité des droits est partout (c'est-à-dire en Europe) l'abaissement du sens de l'honneur, et par conséquent du devoir. Dès lors, il n'existe plus pour la noblesse d'autre voie que la constitution d'un "ordre supérieur, conservateur de l'honneur, des lumières, de la science et des idées supérieures", /54/ qui se trouverait limité à environ un millier de "porteurs de l'idée" semblables à Versilov,
gentilhomme avant tout. De ses expériences européennes, Versilov a retiré la conviction qu'il était, en tant que Russe, le seul Européen en Europe.
Ce paradoxe est, dans L'Adolescent, en rapport direct avec la première vision décrite par Versilov dans sa "confession", celle qui interprète le tableau de Claude Lorrain
Acis et Galatée comme représentant le berceau de l'humanité européenne, vision bientôt inversée dans sa signification: "Ce soleil couchant du premier jour
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de l'humanité européenne, que je voyais dans mon songe, se transforma tout à coup pour moi, dès que Je m'éveillai, en une réalité, en soleil couchant du dernier jour de l'humanité européenne". /55/ Versilov donne aussitôt l'explication de ce renversement tragique, qui faisait passer l'humanité en un instant de son premier à son dernier jour, de l'âge d'or à l'apocalypse. La guerre franco-prussienne de 187O, les moyens modernes de destruction, et surtout l'incendie des Tuileries lui font l'effet d'un glas sonnant l'enterrement de la vieille Europe. A ce sujet, il est intéressant de noter que les véhémentes condamnations de la Commune de Paris, que Dostoïevski profère dans ses lettres de 1871, font place chez Versilov à une relative compréhensions "Oui, ils venaient alors de brûler les Tuileries. ... Oh! Sois tranquille, je sais que c'était 'logique' ... Les Tuileries étaient un crime sans doute, mais n'en étaient pas moins logiques". /56/ Peut-être faut-il voir une autre allusion à la Commune dans la phrase de Versilov; "Ils venaient de proclamer l'athéisme ... une poignée d'entre eux, mais peu m'importe". /57/ Sous quelle influence Dostoievski a-t-il pu atténuer la sévérité de ses jugements sur la Commune? Je formule ici une hypothèse, déjà envisagé par M. Gus /58/ et J. Drouilly: /59/ préparant une introduction à une nouvelle édition de
l'Idiot, j'ai été frappé de l"importance qu'a revêtue pour Dostoïevski dans les années 1864-66 la singulière figure d'Anna Korvine-Kroukovskaia, un moment sa "fiancée", et dont de nombreux traits sont passés chez Aglaia. Cette Jeune femme épousa le Français Charles-Victor Jaclard (1840-1903) le 27 mars 1871 à la mairie du XVIIème arrondissement devant Benoît Malon, un des membres les plus en vue de la Commune de Paris, à laquelle Jaclard et sa femme participèrent si activement qu'ils auraient été lourdement condamnés s'ils n'avaient pu s'échapper au bon moment et se réfugier en Suisse. Anna revint à Petersbourg dans l'été 1874, /6O/ son mari fut précepteur puis revient en France. Ils furent les voisins de Dostoïevski à Staraia Roussa. Est-il impossible d'imaginer qu'Anna ait pu expliquer "logiquement" a l'écrivain comment elle interprétait les événements dramatiques dont elle avait été soit acteur, soit témoin? Quelques lettres subsistent, qui montrent que des relations amicales existèrent entre les deux ménages jusqu'à la fin des années 70. Dans un passage des Carnets, Versilov interprétait plus sévèrement que dans la version définitive l'incendie des Tuileries:
L'incendie des Tuileries. Pour démontrer que nous osons.
O phraseurs!
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O, nous comprenions autrement l'athéisme. /6l/
Et à L'Adolescent, qui déclare que cette humanité effrayée et privée de Dieu, c'est aussi la "divinité" (bozhestvo), Versilov répondait brutalement: "Non, mon ami. C'est l'Antéchrist". /62/ L'écrivain affirmait que l'Europe rejetait le Christ "en la personne des plus hauts représentants de sa pensée", c'est-à-dire Stuart Mill, Darwin et Strauss, et se livrait à une prophétie qui développe la phrase abrupte de Versilov: "Qu'on donne à tous ces grands maîtres à penser de notre temps pleine possibilité de détruire l'ancienne société et d'en reconstruire une nouvelle, et il en résultera de telles ténèbres, un tel chaos, quelque chose de tellement grossier, aveugle et inhumain, que tout l'édifice croulera sous la malédiction de l'humanité avant même d'être achevé". /63/
L'Occident de Versilov, ce sont donc "ces vieilles pierres étrangères, ces merveilles du monde de Dieu, ces débris des miracles sacrés" que la lutte fratricide et mortelle des conservateurs et des pétroleurs voue à une destruction inéluctable: /64/ seuls les Russes peuvent sauver l'idée européenne, qu'ils sont seuls à représenter. Quant aux Européens, ajoutait-il, "ils sont voués à de terribles souffrances, avant d'atteindre le royaume de Dieu". /65/
Qui nous dira si la lumière qui dore le tableau de Claude Lorrain à Dresde est celle d'une aube ou d'un soleil couchant, celle du premier jour de l'humanité, ou du dernier avant l'Apocalypse?
NOTES
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