Dostoevsky Studies     Volume 4, 1983

LE CHRIST DANS LE MIROIR DES GROTESQUES (LES DEMONS)

Jacques Catteau, Université de Paris – Sorbonne

Avant de traiter ce thème restreint, une mise au point est indispensable. Nouvelles et romans de Dostoevskij, et plus particulièrement les Démons, font intervenir le grotesque, à tous les niveaux : sujets, situations, personnages, discours des personnages, ton du chroniqueur ou de l'auteur, langue, etc. Le grotesque n'est cependant qu'un registre parmi cent autres. Aussi n'est-il pas question pour nous de faire du grotesque «l'essence d'un genre »1 dans lequel entrerait toute l'œuvre de Dostoevskij, comme l'a fait Baxtin pour la ménippée appliquée aux romans et surtout aux nouvelles (Bobok et le Rêve d'un homme ridicule) de l'écrivain.

La première raison est que vouloir faire entrer absolument une œuvre de la littérature russe dans un genre défini selon les canons de la littérature occidentale est dangereux et vain. Tolstoj l'a fort bien dit à propos de Guerre et Paix, des Âmes mortes et de la Maison des morts de Dostoïevskij, et en général à propos des grandes œuvres russes du dix-neuvième siècle.2 Ce qu'on appelle le roman russe exacerbe et incarne au plus haut degré la vocation de Sa pensée romancière qui est de se nourrir, sans souci d'unité ni d'harmonie classiques, de tous les genres passés et à venir. Au demeurant, en choisissant la ménippée, Baxtin a cru découvrir le genre qui englobe tous les autres, qui unit la terre et le cosmos, le genre universel et universaliste par excellence.

La seconde raison, qui vient d'ailleurs se greffer sur la première, est qu'en privilégiant l'universel et l'éternel, on oublie un des caractères primordiaux de la littérature russe du dix-neuvième siècle : son engagement dans Se siècle, dans l'histoire. L'écrivain russe écrit dans une société, pour un Secteur situé dans l'Histoire, et même s'il fait de sa création une recherche de « l'homme dans l'homme », même s'il recourt à une structure polyphonique parce qu'il ne veut pas prêcher mais convaincre par la poésie de la passion, il demeure porteur d'une métaphysique qui sous ces deux aspects, acceptée et refusée, existe dans la société où il crée. La preuve en est précisément administrée par l'histoire de la genèse des Démons. Ce roman s'est évadé du vaste projet de nature universaliste la Vie d'un Grand Pécheur, fresque qui englobait deux siècles de culture russe ; il a été en quelque sorte aspiré par l'actualité des années soixante et soixante-dix, et son auteur mobilisé par la rage pamphlétaire. Dans les Démons, Dostoevskij combat avec les armes de l'image (obraz en russe désigne aussi bien l'image littéraire que la sainte image), et il combat, en plaçant au centre des dangers qui montent (le matérialisme

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socialiste, le terrorisme politique avec le meurtre de l'étudiant Ivanov et le procès de la Vindicte populaire de Nečaev), la grande question qui le tourmente depuis toujours et qu'il associe intimement à toute cette « entreprise de haine animale » envers la Russie, à savoir Dieu.3 Aussi la question qui se posera pour nous est celle de la fonction du grotesque sous cet aspect particulier, c'est-à-dire le grotesque en liaison avec le problème de Dieu et du Christ. Le grotesque a des fonctions multiples : satirique, c'est l'évidence ; analytique, particulièrement profonde chez Dostoevskij où la bouffonnerie élue, l'autohumiliation choisie délibérément révèlent la tragédie de l'être orgueilleux et déchiré, la dialectique tragique du désir rentré de l'homme du sous-sol et des nombreux personnages bouffons ; adversative encore lorsqu'il rehausse le tragique par un effet de contraste (la mort de Marmeladov et la démence de la Marmeladova contraignant ses enfants à danser dans la rue). Peut-il avoir une fonction métaphysique ?

Ce préambule fait, on peut tenter une première réponse simple. Une évidence d'abord : dans les Démons, roman du triomphe de la possession, le grotesque occupe une place plus importante que dans les autres romans où il n'est pas absent, tant s'en faut. Le grotesque est donc lié au démoniaque, au diabolique. Non pas au sens simple de la satire du diable chez le jeune Gogol' mais au sens profond, souligné par l'épigraphe tirée de l'Evangile de Luc et reprise, élargie, dans le délire final de Stepan Trofimovič, qu'il est l'expression même du démoniaque, la voix et le visage, te geste et le rire du diable. Le grotesque a la même fonction que le tragique qui est, lui, l'expression des dieux ; plus exactement, il est subversion du tragique, imposture fondamentale. Il est contorsion, mais aussi contournement, induction en erreur et mal agissant. Mais la problématique du grotesque n'est pas si simple. Elle se complique du fait qu'à côté des vrais grotesques, bouffons et masques par exemple, existent des faux grotesques, les jurodivye par exemple. Plus même, parmi les jurodivye, il en est d'authentiques comme Mar'ja Timofeevna, la boiteuse et même Tixon que certains et Stavrogin lui-même taxent de jurodstvo, de folie-en-Christ, et de détestables comme Semen Jakovlevič. Pour s'orienter dans ce détale, je renvoie à l'excellent article de Léna Szilárd : «От Бесов к Петербургумежду полюсам юродствта и шутовства »4 C'est que le grotesque applique son sceau non seulement sur le démoniaque mais aussi sur le sucré, le saint. N'oublions pas que les grotesques sont entrés dans les églises et les cathédrales, se sont hissés sur les chapiteaux romans, se sont dissimulés sur les « jouées » et les « miséricordes », ces consoles placées sous les tablettes qui servent de siège aux chanoines fatigués, ont peuplé les panneaux de bois des cathédrales de Saragosse, Tolède et d'Avila, les danses macabres, les nefs des fous, toutes ces imaginations folles contre lesquelles fulminait déjà saint Bernard ; que les jeux, chants profanes, danses liturgiques parodiques el autres divertissements au relent païen et suspects, contre lesquels le haut clergé s'insurgeait, sont nés dans les chœurs des temples et qu'ils étaient encouragés par les clercs, les chanoines et très prisés par le bon peuple chrétien. C'est le mérite de l'historien Jacques Heers que d'avoir souligné ce patronage religieux et non seulement païen dans son dernier livre Fête des fous et Carnavals5 : les grotesques ne sont pas hors du temple (pro-fanes), ils sont au cœur du temple. La folie de Dieu dont parle Paul dans la l're épitre aux Corinthiens6 et qui est à l'origine jujurodstvo des Eglises orientale et occidentale - du moins jadis -, peut être détournée à son profit par Satan. Mar'ja Timofecvna est une jurodivaja mais non par choix, sa raison chancelle. Tixon est un saint personnage mais la rumeur publique - la voix du diable par excellence -

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et Stavrogin le traitent de jurodivyj en se référant à ses infirmités physiques et ses goûts originaux. A-t-on remarqué que les rares moines représentés dans les Démons sont des personnages grotesques ou envieux ? Le grotesque est ambigu, ambivalent : il couronne et découronne, il déconstruit et reconstruit mais, ce faisant, il entache, souille, blasphème. Les Démons sont un pamphlet politique, de l'aveu même de Dostoevskij, mais ils sont aussi le roman-blasphème, le roman-profanation.

Ce premier point acquis, il convient d'essayer de définir le grotesque en littérature, sans nous engager dans la mauvaise querelle que fait Baxtin à Kayser dans son ouvrage sur Rabelais.7 En effet, Baxtin s'inspire plus, comme le souligne Drozda dans son étude du grotesque chez A. Belyj8, du grotesque de la vie même qui relie le corps et ses fonctions au cosmos, bafoue et découronne la nécessité humaine et sociale, vainc la peur et transforme le hideux en source de vie et de rire, alors que Kayser décrit un grotesque plus moderne qui fait éclater le monde, le métamorphose en un univers étranger, dangereux, absurde d'où surgissent les démons et les monstres de l'Apocalypse. A lire le Pétersbourg d'A. Belyj, roman éminent du grotesque qui doit beaucoup et dans sa structure, et dans ses personnages,et dans ses procédés aux Démons (cf. l'excellente communication de Léna Szilárd au symposium de Bergame)9, on s'aperçoit que cette querelle est vaine. Tout dépend, dans le degré d'importance et d'efficience qu'on accorde au grotesque, de sa propre vulnérabilité personnelle, de sa propre capacité personnelle à résister à la monstruosité, à la profanation. La foi forte du Moyen Age permettait à la fois de croire au grotesque et de le vaincre, la foi chancelante ou morte des temps modernes reflète ses inquiétudes dans le grotesque et y retrouve, inversées, ses aspirations à l'irrationnel. Le grotesque est recréation d'un autre univers, parfois récréation comme chez Rabelais, il est plus souvent ambivalence : rire et effroi, délectation devant l'absurde et répulsion devant la difformité se mêlent sans l'emporter de manière décisive. Arme à double tranchant (палка о двух концах, dirait Dostoevskij), le grotesque use du procédé de sa logique, ou plutôt de son alogisme - et là nos deux exégètes tombent d'accord -, il rapproche ce qui est éloigné et allie ce qui s'exclut : le bas et le haut, le démoniaque et le sacré, le sublime et le tragique, le corps matériel et l'âme. Il déforme les proportions et les valeurs humaines, détruit la normalité et la hiérarchie, le temps de l'histoire et l'espace de l'activité humaine. Il suscite le chaos et en recolle tes morceaux les plus hétéroclites. I1 adore la déstructuration du mot, du corps, de l'univers, la déstabilisation des valeurs (les masques et les happening des cortèges politiques l'illustrent bien). Jeu cérébral et corporel, le grotesque finit par nous faire douter de la réalité du monde et débouche souvent sur le fantastique et ses effrois. Alogisme, calembour, coq-à-l'âne, métonymie et oxymoron sont ses procédés familiers sur le plan de la langue, il fait, au fond, ce que rêve de faire la femme du gouverneur, Julija Mixajlovna, « concilier l'inconciliable » (примирить непримиримое) 10 et ce que réalise Lebjadkin dans ses anti-poésies.

Il est aisé d'énumérer plusieurs exemples de grotesque dans les Démons. L'un des procédés les plus évidents et les plus traditionnels consiste à associer des formes animales aux formes humaines, comme dans Ses grotesques antiques, imités par Pinturrichio et Raphaël, Il y a tout un bestiaire dans les Démons que chacun connaît : Outre l'onomastique qui évoque la criaillerie de la gent ailée (Gaganov, Drozdov, Lebjadkin, Skvorešniki), Šatov ressemble à un ours, Stavrogin est successivement le serpent subtil (премудрый змий), le serpent (гад), l'araignée ; Pëtr Stepanovič est tour à tour serpent, pou, cabot aboyant, singe, etc. Y a-t-il plus bel

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exemple que la description Je sa langue : « On finissait par se figurer qu'il devait avoir une langue d'une forme toute particulière, une langue extraordinairement mince et longue, munie d'une pointe effilée, d'un rouge vif et toujours en mouvement. »11

A ce bestiaire, systématisé par A. Belyj dans Pétersbourg, s'ajoutent les masques, celui de Stavrogin si souvent cité, celui de Mar'ja Timofeevna (notez l'ambiguïté) qui abuse des blancs et des rouges pour se maquiller, ceux des danseurs du quadrille. La difformité physique (le long cou et le pied bot de Mar'ja Timofeevna), la féminité rosé de Karmazinov, le côté marionnettes des personnages (кукольность) - gesticulation du pantin Lebjadkin, mouvements huilés et mécaniques du Pëtr Stepanovič, etc. -, tous ces éléments simples relèvent de l'arsenal du grotesque. Comme dans la fête des fous et les carnavals, et comme derechef dans Pétersbourg, se succèdent, dans les Démons, cavalcades (avant la Fête), fêtes avec des discours grotesques (les « deraysons » de notre Moyen Âge), celui de Karmazinov étant un chef-d'oeuvre dans le genre grotesque, bals avec masques et danses grossières. L'accélération du tempo renforce l'impression d'infernale sarabande12, de saturnales (la nuit de Liza avec Stavrogin). Il n'est pas besoin de l'exergue choisi par le romancier, la célèbre poésie de Puškin, pour évoquer le sabbat.

Aux nombreuses situations grotesques (la fameuse scène-conclave qui se termine par la gifle de Šatov et qu'admiré tant Baxtin), il faudrait adjoindre le grotesque du mot. Léna Szilárd pour les pitreries verbales13 - le jeu de mots sur положение - et Il'ja Serman pour les anti-poésies « oberioutistes » avant l'heure de Lebjadkin14 ont excellemment traité le thème. Cette étude du grotesque du mot dans les Démons pourrait être élargie, à Stepan Trofimovič par exemple. Ses citations en français (traductions stupides, ou déformations de phrases célèbres) sont d'un grotesque linguistique inénarrable : « II y a plus de moines que de raisons », «le pays de Makar et ses veaux ». Son délire, si plein de sens, se termine par une saillie grotesque : rappelez-vous, après avoir évoqué le passage de l'Évangile de Luc qui explique le roman, le lac où se précipitent les démons entrés dans la Russie et enfin chassés, il s'écrie en français : «Tiens, un lac... »15 D'une façon générale, Dostoevskij s'ingénie à présenter les théories de ses personnages sous la forme grotesque de l'alogisme et même du non-sens. Grotesque est le préambule de Šigalev qui avoue être parti de la « liberté illimitée » pour aboutir au « despotisme illimité » ! Grotesque et incapable de résister à une première analyse logique la formule de Kirillov : « S'il n'y a pas de Dieu, alors je suis Dieu. »

Le grotesque dans les Démons n'épargne pas le sacré. Une des premières formes de celui-ci est le culte de la beauté. Il n'y a aucune différence de sens entre la formule de Myškin : « La beauté sauvera le inonde » et le discours de Stepan Trofimovič lors de la fête. Mais quelle différence de traitement ! Malgré le sublime de l'idée, l'intervention de Stepan Trofimovič sombre dans le burlesque : qui, dans son auditoire provincial, est assez initié aux débats idéologiques sur l'esthétique pour ne pas trouver cocasse l'affirmation suivante : « Toute la question est de savoir si Shakespeare est supérieur à une paire de bottes, Raphaël, à un bidon de pétrole » '?16

Une autre forme du sacré est la religion, le Christ. Le grotesque se trouve là au cœur de la cathédrale et blasphème liturgie, dogme et Évangile. Il s'attaque aux objets sacrés ou simule les rites liturgiques : icône profanée et souillée par une répugnante souris lâchée par Ljamšin. Juif de surcroît ! (or on sait, depuis le rêve de Svidrigajlov la charge de répugnance et d'érotisme que porte la souris) ; icônes brisées à la hache par le sous-lieutenant fou et l'autel dressé avec les oeuvres

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de Voght. Moleschott et Büchner ; images obscènes glissées dans le sac de la colporteuse d'Evangiles. Le grotesque profane aussi les noms et les mots divins. Le dialogue entre Stavrogin et Šatov constitue un bel exemple de rapprochement et d'alliance blasphématoire de termes qui l'excluent : « Pour faire un civet, il faut un lièvre; pour croire en Dieu, il faut un dieu. »17 L'image cocasse du chroniqueur qui plaisante sur le chignon de Julija Mixajlovna assimilé à la langue de feu dont elle se croit gratifiée comme les apôtres le jour de la Pentecôte18 montre que le romancier lui-même force le grotesque. La dérision atteint son apogée dans le chapitre où, comme Tolstoj dans Jeunesse, Leskov dans Une petite erreur et plus tard Pil'njak dans l'Acajou, Dostoevskij (qui connaissait bien tes écrits de Pryžov), met en scène sous le nom de Semen Jakovlevič le fameux Ivan Jakovlevič Korejcha, ce foi-en-Christ qui annonce le Père Théraponte des Frères Karamazov. N'est-il pas grotesque ce jurodivyj avec son étrange comptabilité des pains de sucre qu'il accorde puis reprend, avec ses banalités et ses colères grossières ? Le passage laisse une impression de malaise, de fête impie, d'obscurantisme délibéré.

Le grotesque devient franchement sacrilège lorsque les héros athées, matérialistes et révolutionnaires, sans se rendre compte de leur invraisemblable prétention, se mêlent non pas d'imiter le Christ au sens de l'Imitation de Jésus-Christ, comme un Myškin, mais l'avisent de se substituer à lui, d'en faire un grotesque dans leur miroir. Alors on voit dans la glace glauque du miroir se dresser un Christ étrange, inquiétant, réinventé, en un mot grotesque.

Le premier de ces Christs grotesques est Kirillov, l'homme qui bégaie sa divinité. Toute sa vie, dit-il. Dieu l'a tourmenté.19 Alors ce qu'il rêve de faire est exactement ce qui constitue la divinité et le sacrifice de Jésus. Il veut mourir pour sauver les hommes, les libérer, comme le Fils : « Je commencerai et j'achèverai, et j'ouvrirai la porte. Et je sauvera). »20 Ce qui ne l'empêche pas, pour commencer, de se substituer au Père : « Si Dieu n'est pas, je suis- Dieu ». Double présomption donc, être le Père et le Fils! Ce qu'il dit : « La vie existe et la mort n'existe pas»21 est exactement ce que répètent les religions mais ce n'est qu'un calque grotesque, un détournement démoniaque de la formule divine, en effet quel sens a cette formule dans la bouche d'un homme qui se tue sans croire à l'immortalité ? Le grotesque de Kirillov est, bien sûr, dans l'usurpation de Dieu et de la mission salvatrice du Christ mais plus encore dans la contradiction ridicule entre son personnage et sa théorie, entre son être et son paraître. Ce tueur de Dieu aime la vie, les enfants, l'exercice physique, « la feuille verte, brillante avec ses nervures, sous le soleil »22, l'araignée au mur, sans en être conscient et dans une langue désarticulée, il chante un hymne à la création, comme Dmitrij Karamazov, comme Zosima. Ce rival de Dieu allume les veilleuses d'icône, possède dans sa chambre le portrait d'un archevêque (sans doute une allusion à son nom, Kirillov était le nom laïc de Tixon), commente l'Apocalypse à Fed'ka le bagnard qui te vénère, accède - comme Myškin - à l'harmonie universelle et goûte à l'éternité, évoque avec une admiration voilée de nostalgie la foi du Christ lors de sa crucifixion : « Écoute! Cet homme était le plus grand de toute la terre... H n'y a jamais eu avant lui et il n'y aura jamais après lui d'être semblable à cet homme. »23 Le grotesque de Kirillov est blasphématoire mais de curieuse façon : Kirillov, au fond, croit — et Pëtr Stepanovič et Stavrogin le lui font remarquer - à celui qu'il veut remplacer. Il est l'homme religieux qui ne le sait pas, celui qui tue son être profond, celui qui veut concilier l'inconciliable : l'admiration du Christ et le rejet de ('Homme-Dieu. Satan a bien œuvré ; il s'est servi de la foi pour la tuer, la détourner.

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Pëtr Stepanovič, l'impitoyable révolutionnaire, craignait Dieu dans son enfance : « Avant de se coucher, il priait en se prosternant devant l'icône et traçait des signes de croix sur son oreiller de peur de mourir pendant la nuit. »24 C'est un premier élément de grotesque. Stepan Trofimovič émet la pensée que son fils est un candidat au rôle du Christ : « Mon Dieu, quelles caricatures ! Est-il possible, lui criai-je, que tel que tu es, tu prétendes t'offrir aux hommes à la place du Christ ? »25 En réalité, le fils Verxovènskij ne cherche pas à se substituer au Christ. En réalité, il veut créer, pétrir son Christ et il nourrit en lui toute une stratégie qui répète dans le miroir des grotesques la vie du Christ. C'est le célèbre chapitre « le Tsarévitch Ivan » où, bouffon machiavélique, il expose son plan de prise de pouvoir de la Russie. Il y mêle le folklore russe avec la barque où A. Blok placera plus tard son Christ et aussi la tradition des skopcy avec leurs Christs imposteurs comme chez les xlysty, thème qu'A. Belyj reprendra dans le Pigeon d'argent. Son idée est simple : il imagine de faire de Stavrogin un Messie à l'image du Christ, il veut le métamorphoser en tsarévitch Ivan, le garder caché dans l'ombre, répandre sa légende, susciter une soif de miracle et de justice à la Salomon dans le peuple et, au moment voulu, l'étancher en faisant jaillir de sa retraite le Messie dont la puissance serait désormais surnaturelle. Pëtr Stepanoviič sait la force des lignes consacrées dans l'Évangile à la vie cachée du Christ. Le grotesque réside dans l'abandon délibéré par ce Machiavel au petit pied de la théorie de Šigalev, théorie renvoyée à l'avenir, et dans l'adoption d'une stratégie de prise de pouvoir temporel selon le mode chrétien. Quelle ironie ! L'athée suprême des Démons ne peut imaginer le monde sous une autre forme que celle de son histoire spirituelle et chrétienne. Pëtr Stepanovič, comme jadis Satan, tente Stavrogin, pseudo-Christ retiré dans son désert et transporté sur la montagne.

Avec Stavrogin, l'Imitation grotesque du Christ atteint son sommet. Ici un détour est nécessaire. Dostoevskij a toujours créé personnages et romans en dialecticien, renversant les situations de départ dans les limbes de son laboratoire où tous ses héros sont originellement des frères. De curieuses parentés existent entre Raskol'nikov, le premier Idiot (le futur Myškin). le Prince (le futur Stavrogin) et Versilov." F. Mauriac écrit fort justement que le romancier acceptant les données de la vie, « prend souvent le contre-pied de la vie ».27 Dostoevskij, lui, acceptant les données de ses héros précédents, prend souvent le contre-pied de ces héros. Stavrogin est ainsi le frère imposteur du vrai Myskin. Pétri du même matériau, il part dans une direction contraire mais parodie MySkin. Or qui est Myškin? Dans les carnets de l'Idiot, à trois reprises l'écrivain note que Myškin est le Christ, un Christ. Certes, dans le roman, Myškin n'est qu'une figure approchée, asymptolique du Christ mais il est comme le Christ le porteur de l'amour total, divisible et indivise, l'incarnation de la beauté spirituelle, le critère moral auquel tous se réfèrent et surtout le scandaleux fondateur de la liberté périlleuse des autres. L'homologie entre Myškin et le Christ n'est pas dite, elle est suggérée par des signes : les paraboles auxquelles il recourt, sa communion avec « la plus haute synthèse de la vie (c'est-à-dire Dieu) » tors de l'aura épileptique, le tableau du Christ imaginé par Nastas'ja Filippovna, enfin l'image du soleil qui l'accompagne toujours.

Revenons à Stavrogin à la lumière de ce parallèle. Comme Myškin, Stavrogin exerce une fascination extraordinaire, les femmes l'aiment, lei hommes l'admirent et se font les apôtres de ses idées. Comme Myškin, il reçoit un soufflet et ne se venge pas. Toute l'action tourne autour de lui, comme autour de Myškin. Apparence, direz-vous, mais ressemblance aussi. Sa conduite envers Mar'ja

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Timofeevna, la disgraciée de corps et d'esprit, ne ressemble-t-elle pas extérieurement à l'attitude de Myškin envers la pauvre Marie en Suisse ? Ne s'agenouille-t-elle pas devant lui comme la pauvre Marie devant Myškin qui répète, lui, le Christ devant la Madeleine pécheresse. Le grotesque est dans l'inversion des rôles dans les Démom : au lieu du couple Chrlst/Myškin/ - pécheresse, ici c'est le couple pécheur - folle-en-Christ.

Stavrogin.un Christ ? N'est-ce pas Stavrogin que Pëtr Stepanovič cherche à faire passer pour un Christ dans son projet délirant ? N'est-ce pas encore Stavrogin que tous appellent un soleil ? Or, dans l'Idiot, Myškin est toujours baigné de soleil (le soleil éblouissant en Suisse, à Pétersbourg, le tableau du Christ avec les rayons obliques du soleil couchant) et l'on sait que Dostoevskij n'ignorait pas la signification que l'Église orthodoxe confère à ce symbole : le Christ est le soleil. Le rêve où Alëša voit le Christ comme un soleil dans l'évocation des noces de Cana est une preuve.28 Stavrogin, qui se meut presque en permanence dans la nuit (grotesque) est aussi un soleil. Au demeurant, son nom Stavro-gin (stavros, la croix) le rapproche encore du Christ. Stavrogin cherche un « fardeau » selon Kirillov, et la croix, selon Tixon. H est significatif que dans son rêve de l'Age d'or, il parle des « prophètes qui meurent sur les croix » ; ce détail est gommé chez Versilov. Et pourtant, cet aspirant à la crucifixion brise symboliquement un crucifix lors de son entrevue avec Tixon. Stavrogin, un Christ ? S'il n'était pas orgueilleux comme un Dieu kirillovien croirait-il seulement au diable, qu'il voit dans ses hallucinations? Stavrogin est assez intelligent pour ne pas se prendre pour le Christ mais l'apparence, le paraître, le regard des autres le poussent à l'usurpation suprême. A moins que, et le grotesque joue ici sur l'ambivalence, qu'il ne soit que l'Autre ! En effet, tout est possible, les contraires se touchent. Comme Ivan Karamazov, Stavrogin admet que le diable est peut-être lui-même ; le grotesque renverse la logique : ne serait-ce pas Stavrogin qui serait un double de Satan, une hypostase du Bel Archange déchu, le Serpent Subtil ? Encore une fois, le grotesque joue de son ambivalence : Stavrogin - Christ, Stavrogin - Satan. Le grotesque ne décide pas, il voile de brumes l'imposture ou la recherche désespérée de la foi. Qui saurait, n'était l'épisode où le romancier toujours rétablit la vie normale après le délire de la vie, qui saurait pénétrer l'âme réelle de Stavrogin, blasphémateur et usurpateur du Christ ?

On se plaît à répéter que les Démons avec leurs treize cadavres sont un roman noir, désespéré, pessimiste, une ouvre d'apocalypse mais il suffit d'écouter Stepan Trofïmovič agonisant pour entrevoir que la possession n'est pas irréversible et que les démons peuvent s'échapper du corps malade. Le grotesque, grâce à son ambivalence, dit tout à la fois le danger, la menace, l'imposture et la possibilité d'échapper au cauchemar, du moins pour soi. Périssent les autres mais cette mort peut me sauver ! Il y a ainsi de l'espérance dans cette galerie de Christs grotesques. En effet, les héros athées de Dostoevskij, quoi qu'ils tentent contre Dieu, ne peuvent s'interdire, tels Raskol'nikov, les scélérats des Démons, Versilov avec son Christ sur la Baltique ou l'homme ridicule qui après avoir contaminé les enfants du soleil souhaite qu'on le « crucifie » pour les sauver, de penser et d'agir en se référant au Christ. Qu'ils blasphèment, prennent sa place, luttent contre Lui ne change rien. Ils vivent, comme Kirillov, le regard fixé sur Lui. Le grotesque acquiert alors toute sa dimension : signe de l'Imposture, du démoniaque, il est aussi son contraire, la marque de l'athée qui se déchire de ne pas croire, de renier Dieu. Rire et convulsions, monstruosité et souffrance de la perte de l'esprit. Telle est la fonction

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métaphysique du grotesque, du moins dans les Démons de Dostoevskij :le principe de vie dans le cancer.

NOTES

     
  1. Бахтин, М., Проблемы поэтики ДостоевскогоM., 1963, стр. 183. 
  2. Tolstoj écrit : « A partir des Âmes mortes de Gogol' et jusqu'à la Maison des morts de Dostoevskij il n'y a pas eu dan la période nouvelle de la littérature russe une seule œuvre artistique en prose quelque peu hors du commun qui ait épousé pleinement la forme du roman, du poème ou de la nouvelle » (Толстой, Л.Н., Полное собр. Соч., т. 16, М., 1955, cтp. 7).
  3. A propos du projet « la Vie d'un Grand Pécheur », Dostoevskij confie à Majkov en avril 1870 ; « La principale question qui est traitée dans toutes les parties, celle-là même qui m'a consciemment et inconsciemment tourmenté ma vie entière, est l'existence de Dieu » (Pis’ma, II, cтp. 263).
  4. Силард, Лена, « От Бесов к Петербургу между полюсами юродства и шутовства (набросок темы) » in Studies in 20th Century Russian Prose (Ed. N. Å. Nilsson), Stockholm, 1982, pp. 80-107.
  5. Heers, Jacques, Fête du fous et Carnavals, Paris, Fayard, 1983.
  6. Première épitre aux Corinthiens 1,18-29.
  7. Бахтин, М., Творчество Франсуа Рабле и народная культура средневековья и Ренесанса, М. 1965, стр. 53-59.
    Kayser. W., Das Groteske in Malerei und Dichtung. Rowohlt, pp. 136-137.
  8. Drozda, Miroslav, « Петербург, гротеск Андрея Белого », in Umjetnost Riječi,1981. pp. 133-136.
  9. Силард, Лена, « От Бесов к Петербургу Андрея Белого.  Структура повествования », in Studia Russica IV, Budapest, 1981, pp. 71-77.
  10. Достоевский, Ф.М., Полное собр. Соч. В тридцати томах, т. 10, Л., 1974, p. 268 ; par la suite Бесы.
  11.  Бесы, стр. 144.
  12. Catteau, Jacques, la Création littéraire chez Dostoïevski. Paris. I.E.S., 1978. pp. 456-459.
  13. Cf. note 4.
  14. Serman, Il’ja Z.. « Стихи капитана Лебядкина и поэзия ХХ века », in Revue des études slaves, t. 53. fasc. 4, 1981. pp. 597-605.
  15. Бесы, стр. 499.
  16. Бесы, стр. 372.
  17. Бесы, стр. 200.
  18. Бесы, стр. 268.
  19. Бесы, стр. 95.
  20. Бесы, стр. 472.
  21. Бесы, стр. 188.
  22. Ibid.
  23. Бесы, стр. 471.
  24. Бесы, стр. 75.
  25. Бесы, стр. 171.
  26. Catteau, J..op. cit., p.295.
  27. « La vie fournit au romancier un point de départ qui lui permet de s'aventurer dans une direction différente de celle que la vie a prise. Il rend effectif ce qui n'était que virtuel : il réalise de vagues possibilités: Parfois, simplement, il prend la direction contraire de celle que ta rie a suivie ; il renverse les rôles ; dans tel drame qu’il a connu, il cherche dans le bourreau la victime et dans la victime le bourreau. Acceptant les données de la vie, il prend le contrepied de la vie » (Mauriac, François, le Romancier et ses personnages, Paris, Buchet-Chastel, s.d., p. 109).
  28. Catteau, J.,op. cit., p. 550.
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