Dostoevsky Studies     Volume 5, 1984

Petersbourg au futur
 Dostoevsky et la ville dans les années 1870

Gian Piero Piretto, Università di Bergamo

Ajouter encore quelques observations à l'examen de la ville de Petersbourg chez Dostoievski peut paraître superflu et banal. Il existe beaucoup d'oeuvres, reconstructions, mémoires, analyses urbanistiques, historiques, topographiques qui ont décomposé etrassemblé, selon les exigences les plus variées, le tableau de vie qu'offre la capitale, à laquelle Dostoievski avait consacré son attention. Notre intention n'est donc pas de proposer une énième variante de l'image de Petersbourg dans un des cycles de l'oeuvre de 1'auteur, mais, tout simplement, loin de tout examen philologique, d'essayer de proposer quelques annotations sur un aspect du rapport de Dostoievski avec la ville, qui d'après nous, a été négligé jusqu'à présent.

Nous ne tiendrons donc pas compte de la préférence de Dostoievski pour les jours gris et sombres ou pour les jours de soleil. Nous ne soulignerons pas son attraction pour les ordures et les mauvaises odeurs, nous mettrons de côté toute analyse philologique-urbanistique-toponomastique de ces descriptions. Tout le monde connaît désormais très bien le Petersbourg reconstruit selon les informations biographiques, les défauts, les intérêts, les faiblesses qui ont porté l'auteur à représenter un certain aspect de la ville plutôt qu'un autre. Nous soutenons, d'ailleurs, avec Jacques Catteau l'illégitimité d'une collection "artificielle" d'extraits descriptifs de la ville pour créer un tableau "organique", alors que ces morceaux sont absolument inséparables du contexte et de l'action du personnage dans cet instant précis. (1)

Il nous semble arbitraire de parler du Petersbourg de Dostoievski en général, alors qu'il faudrait parler du Petersbourg de Raskolnikov à un moment donné, du quartier de Nelly vu par Vania, de la cour de Varia vue par la fenêtre de Devouchkine.

Ce n'est qu'en général que l'on peut soutenir que la

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Place aux Foins était plus proche de l'auteur que la Place du Palais, mais quelle différence entre les visions émotives et humanisées de la même place dans Crime et Châtiment et dans les Bas Fonds de Péterbourg de Krestovski, ou dans les petits tableaux physiologiques de Nekrasov. (2)

S. M. Soloviov soutient que les descriptions, si précises soient-elles, ne sont jamais des descriptions de la situation réelle, mais sont toujours dépendantes de la vision que l'homme en question peut en fournir. (3)

Antsiferov même, dans son Peterburg Dostoevskogo, destiné, d'ailleurs, aux étudiants de l'Institut du Tourisme, dans le but d'une reconstruction urbanistique-topographique, souligne la valeur de la maison comme abri du héros, qui l'influencera par la suite, par son étroitesse et son inhabitabilité, qui n'existe que d'après lui. (4)

Pour notre communication, nous nous baserons essentiellement sur deux oeuvres: Podrostok (l'Adolescent) et Dnevnik Pisatelia 1873 g, (Le Journal d'un Ecrivain de 1873), et plus précisément sur deux chapitres 'Malen'kie kartinki (Les Petits Tableaux) et Outchiteliu (A un Maitre).

En suivant l'approche de l'auteur à la ville et les réactions dont on trouve l'écho, d'une part, dans un roman donné, et, de l'autre, dans deux de ses essais, nous chercherons à faire ressortir que la sensation attraction-répulsion pour Pétersbourg était encore présente dans l'aspect tout à fait physiologique de la ville. Cependant, en comparaison avec Crime et Châtiment, par exemple, on y découvre déjà l'intention d'aller au-delà de la ville telle quelle, de ne pas contempler les phénomènes de la vie de tous les jours, de ne pas s'abandonner aux descriptions détaillées.

Antsiferov encore, cette fois dans son Doucha Petersburga, (5) croit voir dans les Petits Tableaux du Journal un effort de Dostoievski pour fournir au lecteur la caractéristique de l'architecture pétersbourgeoise, conviction dérivée de la certitude qu'une oeuvre sans intrigue et sans personnages tend plutôt vers la documentation et reprend une tendance alors abandonnée. Il propose donc que l'on considère objec-

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tivement sincère et croyable chaque observation de l'auteur dans le texte.

La liaison avec une oeuvre analogue surgit, spontanée: il s'agit de Peterburgskaia Letopis' (Les Annales Peter-bourgeois), où l'architecture de la ville était déjà considérée:

Peterbourg, khot' by v odnom arkhitektournom otnoshenii, predstavliaet takouiou strannouiou smes', tchto ne perestaioch' akhat' da oudivliat'sia na kajdom chagou. Gretcheskaia arkhitektoura, rimskaia arkhitektoura, vizantiiskaia arkhitektoura, gollandskaia, gotitcheskaia, arkhitektoura rokoko, noveichaia ital'ianskaia arkhitektoura, nacha pravoslavnaia arkhitektoura. Vsio eto... sbito i skomkano v samom zabavnom vide i, v zaklioutchenie, ni odnogo, istinno prekrasnogo zdaniia ! (6)

Mais si, en 1874, le rêveur, le flâneur, étaient l'intermédiaire entre l'auteur et la capitale, en 73, c'est le journaliste qui, dégoûté de sa ville à l'excès, apparemment dans l'intention de l'observer en chroniqueur, erre dans les rues dominicales, jetant un regard cà et là.

A l'inévitable référence atmosphérique (touffeur et chaleur - chaleur et poussière), s'ajoutent les annotations sur les dangers de la vie moderne à Petersbourg: difficulté de traverser le Nevski Prospekt sans être bousculé par un cocher sans scrupules, allié au brouillard contre la vie du pauvre piéton. De plus, l'auteur se sent saisi par la peur que le progrès ne menace la ville, que les maisonnettes en bois ne disparaissent, victimes des travaux de ravalement, et, de plus en plus, se renforce l'idée d'une architecture éclectique:

V etom smysle net takogo goroda, kak on; v arkhitektournom smysle on - otrajenie vsekh arkhitektour v mire, vsekh periodov i mod. (7)

Dans cette oeuvre nous trouvons des artifices littéraires bien connus: la touffeur, les ouvriers couverts de poussière de chaux, inévitables compagnons de lecture de Crime et Châtiment, mais enrichis de nouvelles responsabilités; ils n'existent plus pour eux-mêmes ou en rapport avec les personnages (Redko naidetsia

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stol'ko mratchnykh, rezkikh i strannykh vliianii na douchou tcheloveka, kak v Peterbourge. Tchego stoiat odni klimatitcheskie vliianiia. ) (8), mais ils sont désormais projetés dans une vision qu'on pourrait définir universelle, non plus circonscrite mais presque comique. Encore, dans les Kartinki Dostoievski déplore même ce qu'il appelle une américanisation (dans la Russie de 1873), c'est-à-dire les hôtels modernes avec des centaines de chambres, ainsi que l'apparition des chemins de fer.

Mais, comme d'habitude voudrait-on dire, on ne sait si la haine ou l'aversion pour un certain détail est vraiment sincère, et si tout cela ne veut pas plutôt cacher une prise de conscience de la situation du moment, invariablement malheureuse en comparaison avec les situations du passé.

Dans l'oeuvre de Dostoievski en général, le bonheur n'existe que dans la mémoire, depuis la parenthèse biographique des Pauvres Gens jusqu'aux souvenirs d'enfance dans Les Humiliés et les Offensés. Même la nature, vue dans ses aspects les plus agréables, appartient au passé; le présent, ce n'est que la ville. Dans L'Adolescent non plus, Dostoievski ne trahit pas cette conception:

Est' ou menia v Peterbourge neskol'ko mest stchastlivykh, t. e. takikh, gde ia potchemou-niboud' byval kogda-niboud' stchastliv, i tchto je - ia beregu eti mesta i ne zakhojou v nikh, kak mojno dol'che, narotchno, tchtoby potom, kogda boudou ouj sovsem odin i nestchastliv, zaiti, pogroustit' i pripomnit'... (9)

Dans les Kartinki du Journal, au milieu de la touffeur et de la poussière, apparaissent des jardins:

... i v gorode otkrylos' vdrug mnojestvo sadov, tam, gde ikh voobchtche ne podozrevali. (10)
comme si le songe de Raskolnikov s'était réalisé. Mais le soulagement offert par ces jardins est bien mince: ce ne sont que des jardins de gargote. La gargote qui, comme la touffeur et les travaux de ravalement, avait joué un rôle très important dans la relation entre la physiologie petersbourgeoise et les actions des personnages, revient ici encore une fois, mais dépouillée de ses caractéristiques de place carnavalesque, de

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lieu qui favorise les libres rapports entre les personnes. Dans le Journal, au contraire, tout cela devient l'occasion de dissertations sur la mélancolie des jours fériés à Pétersbourg, sur le type de faune qui le fréquente, sur la vie de famille dans la capitale. La ville, de son côté, reste plus que jamais hostile:

Tchto, ne prikhodilo vam v golovou, tchto v Peterbourge ougrioumye oulitsy ? Mne kajetsia, eto samyi ougrioumyi gorod, kakoi tol'ko mojet byt' na svete. (11)

En plein accord avec les slavophiles, Dostoievski fait du Pétersbourg de ces années-là le symbole et l'expression de la nouvelle période. En lisant les caractéristiques de l'architecture pétersbourgeoise telle qu'elle apparaît dans les Kartinki, on est pris par l'envie de mettre Dostoievski de côté - écrit Antsiferov - et de ne plus chercher dans ses oeuvres les traces de la ville. Mais ce serait quand même une faute, car, par l'étude de la ville, on pénètre dans un monde spirituellement riche, particulier, complexe. (12)

D'ailleurs, l'auteur lui-même met en garde le lecteur contre la tentation d'aller à la recherche du Pétersbourg comme tel dans les pages de son Journal:

Ia khotel lich' skazat'..., tchto v moem dnevnike ne ob odnoi sobstvenno peterbourgskoi jizni pichou i nameren pisat'. (13)

Prenons maintenant L'Adolescent, roman beaucoup moins Pétersbourgeois que les autres, dans lequel le rapport attraction-haine pour la ville atteint son point culminant. Nous venons de soutenir que, dans le Journal, soit à cause de questions stylistiques, soit un peu faute d'intrigue et de personnages, la description détaillée des quartiers, des maisons, est presque absente, car la position de l'auteur tend vers une vision plus globale de l'univers, et l'intérêt pour les contours concrets semble désormais un vague souvenir du passé.

En abordant L'Adolescent, il faut tenir compte de ces considérations, et puisque nous sommes devant une oeuvre appartenant à la Khudojestvennaia literatura, ces considérations mêmes se présentent sous un angle plus complexe à cause des rapports extrêmement compliqués entre les personnages. Mais ici, bien autrement que dans

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Crime et Châtiment, la ville est bien moins responsable des actions de ses habitants; au contraire, on a l'impression que ce sont les personnages qui donnent leur empreinte à la ville. Nous citerons un détail, d'après nous fort significatif: pour la énième fois, la gargote qui, d'abord, avait été un pur élément folkloro-physiologique pour devenir ensuite la place carnavalesque, est à présent enrichie par l'expérience des réseaux de la physiologie, lancée vers quelque chose d'encore vague et indéfini, mais l'intuition fait déjà entrevoir à l'auteur quelque chose d'une fort grande portée:

Ia lioubliou inogda ot skouki, ot oujasnoi douchevnoi skouki... zakhodit' v raznye vot eti kloaki. Eta obstanovka, eta zaikaiouchtchaiasia ariia iz Lioutchii, eti polovye v rousskikh do neprilitchiia kostioumakh, etot tabatchichtche, eti kriki iz billiardnoi, vsio eto do togo pochlo i prozaitchno, tchto granit potchti s fantastitcheskim... (14)

On y trouve encore l'orgue de Barbarie et les Lutchinuchki (traits typiques de la physiologie pétersbourgeoise), une certaine manière de parler libre et aisée chez Versilov (Bakhtine et le carnaval), mais la conclusion est tout à fait nouvelle: par l'allusion au fantastique, à la transposition de toute chose dans une autre sphère, cette attitude devient un des éléments qui attribue à l'aspect de la ville dans L'Adolescent les traits de la vision d'une ville tendant, ou mieux encore, projetée vers le futur.

Dans ce roman, les morceaux descriptifs se réduisent considérablement, tandis que l'aspect physiologique augmente, même si les artifices essentiels, que le lecteur connaît déjà, ne changent pas encore. Aux mains de Dostoievski, Pétersbourg se révèle "une ville de l'esprit, dont les traits concrets sont projetés par une sorte d'osmose dans le drame métaphysique qui s'y joue". (15)

Ia zabyl skazat', tchto den' byl syroi, tousklyi s natchinaiouchtcheisia ottepel'iou, i s teplym vetrom sposobnym rasstroit' vervy daje ou slona. (16)

Dans Crime et Châtiment, une observation pareille aurait été mise en valeur comme alinéa, et, en tout cas, n'aurait pas pu être réduite à une simple remarque

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accidentelle. Même ce que nous appelions le brouillard et la brume de Pétersbourg cesse d'être un élément purement atmosphérique et descriptif, et devient un facteur caractérisant la vie intérieure de la ville, qui fait presque penser au Pétersbourg de Bely. Nous nous reportons à l'existence de la capitale comme a un point géométrique, et aux très nombreuses descriptions de ses vapeurs mordantes, verdâtres. Infectées, à ses cheminées, ses usines, ses bacilles, ses miasmes de nature plus chimique qu'animale.

S. M. Soloviov est encore convaincu que Dostoievski peut même être défini, en quelque sorte, comme un futurologue, lorsqu'il esquisse le paysage de la ville capitaliste, dont l'aspect de ville de perdition augmente, d'après son intuition, de jour en jour. (17)

Les habitants du Pétersbourg du temps passé n'auraient pas reconnu leur ville dans de telles descriptions. En effet, dans les années 1760 et 70, dans le Pétersbourg bureaucratique et tchinovny, il n'y avait pas autant d'usines pour justifier la fumée et la vapeur qui forment l'arrière-plan de l'atmosphère de la ville dans les oeuvres de Dostoievski de cette période.

A l'époque de Dostoievski, Pétersbourg n'était pas encore une métropole moderne au sens où l'étaient Londres ou New York. Mais le génie de Dostoievski se manifeste précisément dans le fait qu'il reconnaît et exprime, dès son premier germe, le dynamisme des changements sociaux, moraux et psychologiques qui s'annoncent. (18) A propos de Crime et Châtiment, Lukács faisait dépendre la structure psychique et les problèmes des personnages de la misère de la métropole. Le philosophe hongrois faisait coïncider la clairvoyance doistoievskienne avec le fait d'avoir déterminé "l'univers inséparable de la victime et du monde qui l'entoure" dans la misère de la grande ville. (19) Dans L'Adolescent, ce n'est plus seulement cette conception d'identification des maux de l'homme aux maux de la métropole qui est présente; on assiste à un dépassement de cette position, à la fois dans la représentation de la réalité externe de la ville, la description ou, mieux encore, l'absence de descriptions de détails réalistes et concrets, et dans la projection vers l'avenir de la psyché des protagonistes.

Ce n'est que pendant les dernières années du XIXème siècle que l'on assiste à un développement massif de

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l'industrie en Russie. C'est pendant cette période que sont fondées environ un tiers des entreprises industrielles qu'on comptera en 1900. (20) Il faut, de plus, remarquer que les statistiques et les recensements de la fin du XIXème siècle comptaient aussi sous la dénomination générale de rabotchi (ouvrier) les travailleurs du secteur commercial et des transports, y compris les célèbres et bizarres izvoztchiki (cochers). Considération qui nous amène à revoir le nombre effectif des ouvriers d'usine. (21)

Dostoievski semble, en outre, doué d'un intérêt qui anticipe les tendances de l'architecture et de l'économie du XXème siècle. Il trace en effet, bien avant la fin du siècle passé, des plans d'habitations, des maisons d'où ressort un tableau qui contient déjà les éléments de l'architecture du futur. S. M. Soloviov soutient même que la description de la chambre de Sonia révèle des caractéristiques qu'on découvrira dans le style constructiviste du XXème siècle; observation qui nous permettrait de classer Dostoievski parmi les précurseurs de l'avant-garde de notre siècle. (22)

Chez Arkadi, cette tendance subit une forte radicalisation: la ville réelle de Saint-Pétersbourg, dont la vision le hante surtout pendant les heures qui précèdent le petit matin, enveloppée par la fumée et la vapeur, se soulève dans son imagination. Il voudrait qu'elle puisse disparaître à jamais. Le marais d'autrefois reste encore une présence concrète dans sa vision de la ville. On pourrait peut-être, alors, supposer que le désir de voir disparaître la ville est strictement lié à sa capacité d'invention du futur: l'aspiration de l'homme vers l'éternité lui fait pressentir qu'une ville nouvelle pourra s'élever un jour, là où, à présent, l'homme est accablé par le souvenir d'antan.

La ville, qui n'est plus pénétrée avec un goût morbide dans tous ses détails physiologiques, mais est toujours présente en tant qu'espaces, volumes où l'on peut se mouvoir presque à l'aveuglette, devient étrangère et n'est plus un ensemble de lieux, d'édifices, atmosphères quotidiennes et vécues à la lumière de l'habitude, mais se transforme en quelque chose que le héros dostoievskien de 1870 ne reconnaît plus comme lui appartenant. Et disparaissent définitivement les intérieurs pleins d'éléments synesthétiques et d'objets,

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les coupes verticales, les ouvertures sur des escaliers, les cuisines, ce qui se cache derrière les Inévitables paravents. Et, avec eux, disparaît le peu d'intimité, d'uiutnost', de "privacy" que Pétersbourg et ses maisons pouvaient offrir. Dans son attirance pour la Place aux Foins, on pourrait lire le besoin qui poussait Dostoïevski à fournir à ses personnages un espace clos, afin de calmer en eux l'agoraphobie qu'une ville de vastes proportions et perspectives théâtrales ne pouvait manquer de susciter. Seules, les ruelles, rares par ailleurs, de ce quartier, et les gargotes souterraines malodorantes aux plafonds bas, pouvaient donner une illusion de protection, annuler cette idée de ville en perpétuelle expansion qui provenait du fait que Pétersbourg n'avait jamais possédé d'enceinte. (23) Dans L'Adolescent, la ville s'étend non seulement dans les campagnes environnantes, non seulement dans les marais, mais bien au-delà.

Même là où on ne parvient pas encore au point culminant de la disparition de la ville, on trouve déjà des moments où le paysage de la capitale se transforme en un scénario lunaire, métaphysique, expérimentant et vérifiant la possibilité d'aller au-delà de la s i 1 -silhouette concrète de la ville.

I stranno mne vsio kazalos', tchto vsio krougom, daje vozdoukh, kotorym ia dychou, byl kak boudto s drougoi planety, totchno ia otchoutilsia na loune. (24)

Pétersbourg est renversé dans cette vision, mais nous ne sommes pas en présence d'une description hallucinée par le délire, par l'effroi, ou par la chaleur: c'est la ville qui change, car l'homme veut changer; la perception de la capitale change donc selon la capacité de régénération dont les personnages sont doués.

De même, les matinées de Pétersbourg, les plus prosaïques de la terre, deviennent pour Arkadi les plus fantastiques du monde entier. Et c'est justement dans une telle matinée, brumeuse, humide et pourrie, qu'une figure désormais mythique comme le Hermann de Pikovaia dama, avance au milieu des brouillards et récite ia plus terrible et la plus mystérieuse des prophéties:

... A tchto kak razletitsia etot touman i ouidet kverkhou, ne ouidet li s nim vmeste etot gniloi, slizkii gorod? (25)

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Cette fin prophétique n'est-elle qu'un retour aux origines, un dépassement du réalisme, de l'histoire même de cette grande ville, destiné à redonner vie à la mythologie qui en a toujours été le support effectif, bien que caché ? La conception de Pétersbourg fantasmagorique et fantastique, car édifiées sur des bases inconsistantes, d'air et d'eau, est répétée et prévue dès l'époque de Pouchkine. L'effort défini par Iou. Lotman comme "modèle idéal pour une réalisation effective" de l'image de la ville se retrouve aussi dans la prophétie d'Arkadi: lutte entre Pétersbourg-texte littéraire et Pétersbourg-métalangage, entre la réalité du spectateur et la réalité de la scène, qui se révèlent toutes deux fictives et illusoires, mais qui ont leurs racines communes dans le mythe. (26)

NOTES

  1.  Cf. J. Catteau, La création littéraire chez Dostoievski, Paris, 1978, pp. 525-562.
  2.  Cf. V. V. Krestovski, Peterbourgskie trouchtchoby. Kniga o sytykh i golodnykh, Moscou - Saint Pétersbourg, 1868. Fiziologiia Peterbourga sostavlena iz troudov rousskikh literatorov, (pod red. N. Nekrasova), SPb., 1844.
  3.  Cf. S. M. Soloviov, Izobrazitel'nye sredstva v tvortchestve Dostoevskogo, Moscou, 1979, p. 161.
  4.  Cf. N. P. Antsiferov, Peterbourg Dostoevskogo, Petrograd, 1923.
  5.  Cf. N. P. Antsiferov, Doucha Peterbourga, Pétersbourg, 1922.
  6.  F. M. Dostoievski, Peterbourgskaia Letopis' en Polnoe sobranie sotchineni, XVIII, Moscou, 1972.
  7.  F. M. Dostoievski, Dnevnik Pisatelia 1873 g. en Polnoie, XXI, p. 106.
  8.  F. M. Dostoievski, Prestouplenie i nakazanie en Polnoe..., VI, p. 487.
  9.  F. M. Dostoievski, Podrostok en Polnoe…, XIII.
  10.  F. M. Dostoievski, Dnevnik., p. 108.
  11.  Ibid., p. 111.
  12.  Cf. N. P. Antsiferov, Doucha Peterbourga.
  13.  F. M. Dostoievski, Dnevnik, p. 114.
  14.  F. M. Dostoievski, Podrostok.
  15.  Cf. D. Fanger, Dostoevsky and Romantic Realism, Chicago and London, 1974 (2), p. 129.
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  17.  F. M. Dostoievski, Podrostok.
  18.  Cf. S. M. Soloviov, p. 166. Izobrazitel'nye...
  19.  Cf. G. Lukács, Dostoevsky en Dostoevsky. A Collection of Critical Essays, ed. René Wellek,   Englewood Cliffs, N. J., 1962, p. 153.
  20.  Ibid., p. 154.
  21.  Cf. A.. Kopanev, Naselenie Peterbourga v pervoi polovine XIX veka, Moscou - Leningrad, 1957, p. 10. Voir aussi N. V. Iukhneva, Peterbourg - mnogonatsional'naia stolitsa en Stary Peterbourg. Istorikoetnografitaheskie issledovaniia, Leningrad, 1982, pp. 7-51.
    Sankt Peterbourg i ego naselenie v 1887 g. en Ejegodnik Sankt Peterbourga, SPb., 1889.
    Peterbourgski narodny kalendar' na 1875 g., SPb., 1875.
    Peterbourgski kalendar' na 1870 g. s. literatournymi i outchenymi pribavleniiami, SPb., 1870.
  22.  Cf. A. I. Kopanev, p. 10, note 1.
  23.  Cf. S. M. Soloviov, p. 192.
  24.  Cf. M. Butor, La ville comme texte en Répertoire V, Paris, 1982, p. 39.
  25.  F. M. Dostoievski, Podrostok.
  26.  Ibidem.
  27.  Cf. Iou. Lotman, Simvolika Peterbourga i problemy semiotiki goroda. (L'article n'est pas encore publié. Je remercie Simonetta Salvestroni d'avoir bien voulu me permettre de le consulter avant la publication. )
University of Toronto