Dostoevsky Studies     Volume 5, 1984

L'idée de 'réalité' dans l'esthétique de Dostoievski

Lubomir Radoyce, University of California at Riverside

Dostoïevski a beaucoup écrit sur le peuple russe, et non pas seulement dans ses romans. Il serait sans doute content de savoir qu'il est considéré aujourd'hui comme hier, par beaucoup, comme l'écrivain russe par excellence, l'annoncerateur le plus compétent de cet "esprit du peuple" russe que de son vivant il a exalté à ses compatriotes avec une foi quasi mystique. D'autre part, depuis sa mort, et même avant, on a beaucoup écrit sur sa conception du peuple russe, de son "esprit" et de son rôle parmi les autres peuples. Cependant, on ne peut que constater que ses définitions du peuple russe, dans le cens qui nous intéresse ici, à savoir en tant que but ultime de l'écrivain, ne sent ni très nombreuses ni très précises. Le mot "peuple" se trouve sur chaque page de ses écrits polémiques, mais si nous tâchons d'en tirer des aperçus précis pour mieux comprendre le rapport, proclamé par l'auteur même inévitable et organique, avec tout écrivain de talent, nous restons, la plupart du temps, dans le domaine des hypothèses et des spéculations dangereuses, domaine dont sont déjà sortis pas mal d'ouvrages "mystiques" et "prophétiques" sur l'"âme" et sur l'"esprit" russes. Il ne faut pourtant pas en vouloir à Dostoievski, puisqu'il ne s'agit pas ici d'une inconséquence ou d'une promesse non maintenue. Au contraire, si l'essence des choses est mieux saisie dans la "vérité poétique" que par le fait historique, il s'en suit que c'est dans les oeuvres romanesques de Dostoievski qu'il faudrait chercher l'expression la plus complète de l'idée qu'il se faisait du peuple. En effet, cette idée est devenue un thème important dans la plupart des oeuvres de Dostoievski de la deuxième époque, depuis la "renaissance" de Raskolnikov jusqu'à la morale du starets Zossime. C'est dans le roman qui a été considéré le plus "dostoievskien", dans les Démons, que le thème du peuple russe a trouvé son expression la plus riche et la plus concrète. Ceci est d'autant plus significatif que cette, expression représente, dans l'évolution de la pensée dostoievskien concernant le rôle social et historique du peuple, une position de mi-chemin entre le programme sensé, d'une politique encore réaliste du počvenničestvo, et le

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mysticisme éthno-religieux de ses dernières années, "Il semble, " écrit Pierre Pascal, notre maître regretté, "à ce propos, que Dostoievski, parti en 1860 d'une doctrine politique des bienfaits de l'enracinement" dans le sol national, ait été maintenant tenté de chercher à cette doctrine une justification profonde dans le symbolisme préchrétien des paysans russes. " (1) Bien entendu, considérer un thème littéraire ou une déclaration quelconque d'une personnage romanesque comme des expressions de l'opinion de l'auteur, c'est courir le risque de trop simplifier le roman en tant qu'oeuvre d'art et de s'y méprendre. Le risque peut être écarté, cependant, si chaque thème et chaque personnage sont considérés dans le contexte du roman. Dans le cas des Démons, on peut dire avec certitude, avec Pascal, que "Dostoievski est partout dans ce roman" et que "dans les Démons, il essaie sur ses personnages les diverses solutions qui l'attirent: il objective ses tentations, pour les exorciser. "C'est pourquoi, " poursuit Pascal, "ses Stefane Trofimovitch, ses Kirillov, ses Chigalov, ses Chatov, dont les idées nous sont présentées sous un jour si défavorable, n'en expriment pas moins des aspects, actuels ou dépassés, de sa propre pensée. " (2)

Le thème de peuple russe a été développé dans ce roman. dans une "polyphonie" très typique, au moyen d'une dialectique à peu près illimitée. Parmi les variations de ce thème, il y a même un aspect de la pensée dostoievskienne qu'on trouve rarement dans ses visions poétiques et qui nous intéresse ici tout particulièrement: à savoir, le thème principal d'une oeuvre romanesque - dans ce cas-ci 1'"originalité nationale" russe (3) - mis en rapport directe avec la question de la vocation de l'écrivain.

Or, une des ambitions de Dostoievski, en écrivant les Démons était de traiter à sa manière le sujet tourguenevien des "pères et fils". "C'est cette parenté, " écrit il au grand-duc Alexandre, "cette permanence de l'idée qui se développe en passant des pères aux fils que j'ai voulu exprimer dans mon oeuvre. " (4) Or, le "père" est un écrivain, Stefane Trofimovitch, dont la parodie ressort précisément du déracinement, du refus des valeur spirituelles du peuple. Dès la publication du roman tout le monde a reconnue, en la personne de Stefane Trofimovitch, Tourguenev, y compris lui-même. Il faut noter, cependant, que malgré la ressemblance évidente, les traits de cette caricature ne sont pas homogènes. On y trouve des souvenirs de Tchadaev, de Radichtchev, de Granovski, de Pissemski, et surtout on peut y reconnaître des faits tirés

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de la vie de l'auteur lui-même. "... C'est lui-même, à une certaine période de sa vie, " écrit Pierre Pascal, "qu'il fustige en la personne de Stefane Trofimovitch, cet 'intellectuel de gauche, ' ce rêveur épris des idées occidentales, des écrivains occidentaux, grand lecteur de Paul de Kock. " (5) En effet, dans une des premières esquisses de ce personnage, dans un brouillon intitulé "Une idée splendide. Avoir en vue, " nous lisons, parmis d'autres, les lignes suivantes: "Un romancier (écrivain) vieux mais qui a surtout sombré dans l'hébétude de ses facultés à cause de ses crises, et ensuite dans la misère... " (6) En réfléchissant à ces lignes on peut avoir une idée de la manière dont Dostoievski transformait les faits de sa propre vie et de sa propre personne en une personnage romanesque. On ne peut donc pas dire, il nous semble, que Dostoievski "ne fit rien de cette 'idée splendide', " bien que le résultat final que nous connaissonsen le personnage de Stefane Trofimovitch soit bien loin, de cette ébauche. Mais justement, parce qu'il s'agit ici d'une transformation, d'un "amalgame" d'aspects appartenant a plusieurs personnes et étant donné surtout que le résultat en est une parodie, on ne peut pas prendre les déclarations du vieux Verkhovenski pour des expressions directes des opinions de l'auteur. Tout ce qu'on peut dire avec certitude en ce concerne notre sujet, c'est que la parodie, qui est sans doute l'aspect le plus caractéristique de cet écrivain manqué, aussi bien que la caricature de Tourguenev qu'on reconnaît facilement en Karmazinov, sont inspirées par l'idée constante que Dostoievski s'est faite, au cours d'une vingtaine d'années de sa vie, du "déracinement" et de son effet néfaste sur tout écrivain de talent.

En effet, nous n'avons pas besoin de décomposer l'amalgame ni de réduire la caricature à ses contours d'origine, autobiographiques ou autres, pour arriver à l'authentique opinion de Dostoievski concernant le lien "organique" et indispensable gui unit l'écrivain à son peuple. Ces convictions de base, ces points de départ, ont été formules à maintes reprises et avec insistance par Dostoievski en tant que pensées a l'état cru, si l'on peut dire, avant qu'elles deviennent images composites, intégrées à leur tour dans l'ensemble de chaque oeuvre romanesque, selon la technique dostoievskienne du contre-point. Bien entendu, sa pensée est aussi dialectique que ses images poétiques sont polyphoniques, et nous trouvons, aussi en ce concerne le sujet du peuple toute une gamme de positions assez différentes. En outre, on peut discerner un certain parallélisme entre sa pensée et ses images même en ce qui concerne l'expression par affirmation ou

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par négation de l'idée du peuple. Qu'il s'agisse de la lutte entre le mal et le bien, entre la charité et la violence, entre la foi et le doute, c'est dans la peinture des aspects négatifs que Dostoievski excelle dans ces romans. Son enfer, comme ceux de Dante et de Shakespeare, est beaucoup plus réel que son paradis, les aberrations de Raskolnikov et de Ivan Karamazov sont plus convaincantes que les exhortations de Sonia Marmeladova et du starets Zossime. Dans les écrits critiques de Dostoievski, et dans la discussion de la question du peuple et son importance pour l'écrivain en particulier, c'est, d'une manière tout a fait parallèle, le "déracinement" qui rbssort plus nettement que l'union "organique" entre l'écrivain et l'esprit du peuple.

Il faut donc aborder directement les motifs idéologiques qui ont sans doute guidé l'auteur dans la composition des personnages comme Stefane Trofimovitch et autres. C'est, bien entendu, dans sa critique des écrivains occidentalistes que Dostoievski a le mieux défini ces motifs. Nous savons, ne fut-ce que par la lettre adressée au grand duc héritier à propos des Démons, que sur le plan moral et social Dostoievski a chargé les occidentalistes déracinés de la plus grave responsabilité. Mais même en nous limitant au domaine littéraire (uniquement en considération des limites de notre recherche, tout en sachant que chaque délimitation des responsabilités "purement littéraires' est foncièrement arbitraire), nous pouvons découvrir les aberrations des écrivains en tant qu'écrivains et qui aboutissent, tôt ou tard, à des abnormalités d'ordre moral et social.

La lettre qu'il a adressée au grand-duc héritier est une profession de foi qui résume de manière très succincte ses convictions fermes et durables au sujet de ces responsabilités. "... Troublés et épouvantés, " écrit-il dans cette lettre, "d'être fort en arrière de l'Europe dans notre évolution intellectuelle et scientifique, nous avons oublié que nous possédons en tant que Russes, au fond et dans les buts de l'esprit russe, la capacité d'apporter au monde peut-être une nouvelle lumière, à condition qu'il soit permi à notre évolution de suivre son propre chemin. " (7)

Bien qu'il n'ait pas nommé Tourguenev, par discrétion sans doute, dans sa lettre au grand-duc Alexandre, il est évident que cet écrivain a inspiré non seulement la parodie dans les Démons, mais qu'il a aussi suscité toute une série de réflexions des plus pertinentes à propos de l'aliénation des écrivains russes.

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Tout ceci est assez bien connu. On a beaucoup écrit à propos de l'opinion que Dostoievski avait de Tourguenev, de Bielinski, de Herzen et des autres écrivains "déracinés". Ce gui reste encore à comprendre, me semble-t-il, c'est le rapport entre la réalité russe et l'idée principale d'un roman qui en reflète l'essence et en même temps semble en être indépendante, tout en la préconisant. L'ancienne question de mimesis s'impose: l'art imite-t-il la nature ou bien lui impose-t-il des formes anciennes ou nouvelles; et si ces chimères sont nouvelles, d'où viennent-elles à leur tour, étant donné que tout doit émaner de l'esprit du peuple?

Se sentir russe et retourner toujours, grâce à la force même du talent, à la source pure de la "loi" pour un écrivain russe, Dostoievski l'a montré par son propre exemple encore mieux que par les jugements qu'il a réservé a ses confrères. Ce sujet traverse sa correspondance comme un Leitmotif à partir de l'époque du "libéralisme galeux" et de l'exil sibérien, jusqu'au moment de l'apothéose a Pouchkine,

En effet, ce "sentiment", transformé bientôt en une idée et ensuite en une "loi", est à la base même de son počvenničestvo, de son slavophilisme. Nous allons donc nous arrêter sur quelques moments de son expérience personnelle, qui devraient nous aider à clarifier l'aspect de cette théorie qui concerne plus particulièrement cet appel du pays natal ressenti par Dostoievski en tant qu'écrivain, "poète et homme de lettres".

Disons d'abord que ce qu'il a dit à propos de son "immunité" à la germanisation par opposition à Tourguenev n'était pas une vanterie du moment. Dans ses déclarations, innombrables et insistantes jusqu'à la monotonie, qu'il envoyait de l'étranger, de sa nostalgie pour la Russie et de la nécessité "absolue" d'y retourner on ne trouve pas la peur de "se perdre"; comme il ne risquait pas de perdre son identité nationale lors de son engouement pour le "libéralisme galeux" de Bielinski. On ne trouve que la peur de ne pas réussir avec ses ambitieux projets romanesques. S'il n'a jamais dit directement, par modestie peut-être, que c'était son "talent" qui l'en protégeait, il a montré jusqu'aux détails apparemment insignificants comment tous ses projets et ses préoccupations purement littéraires étaient constamment menacés, frustrés par l'ambiance étrangères. Il a souvent insisté sur son rapport directe entre le sentiment ethnique de "se sentir russe" et son exécution, de l'autre.

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"J'ai une peur terrible pour le roman, et il y a des moments où je suis tout-a-fait sûr qu'il ne réussira pas, " écrivait-il à sa nièce S. A. Ivanova, à propos de l'Idiot. "L'idée est trop bonne, mais je ne serai peut-être pas à la hauteur de son exécution, surtout en me hâtant. " Et il ajoute, entre parenthèses: "(Savez-vous, ma chère, ce qu'il veut dire vivre longtemps à l'étranger et se déshabituer de la Russie: les pensées ne sont pas les mêmes, ni l'enthousiasme, ni l'énergie, qu'en Russie. C'est étrange, peut-être, mais c'est ainsi. "(8)

Deux ans plus tard, encore obligé de vivre à l'étranger en attendant de pouvoir payer ses dettes, il assurait la même correspondante que le roman (l'Idiot} a mal réussi. La raison principale, à part la Hate, en était, croyait-il, le fait qu'il a dû l'écrire loin de la Russie. Il ne manque pas de distinguer cette fois non plus entre les conséquences de l'exil d'ordre empiriques, matérielles, comme il dit, et celles qui concerent l'idée (lés difficultés d'ordre "spirituel"): "Le roman a mal réussi, " écrivait-il, "en plus qu'il est arrivé que, ayant séjourné longtemps en dehors de la Russie je ne suis plus capable même d'écrire comme il faudrait de sorte que je ne peux plus espérer de réussir avec n'importe quelle oeuvre nouvelle... " Cette fois aussi c'est entre parenthèses qu'il ajoute l'explication la plus importante: "... (ces difficultés sont d'ordre matériel plutôt d'ordre spirituel: par exemple, l'impossibilité d'avoir un point de vue personnel /de première main, direct/ de l'observation personnelle des choses les plus ordinaires, /qui sont indispensables/ si l'on veut parler du moment actuel, de la vie courante. )" (9) A cause de ces difficultés il déclare avoir remis le projet d'un roman au succès duquel il croyait fermement ("Il s'agit de La vie d'un grand pêcheur"}.

En général, la distinction entre les "difficultés spirituelles" et les "difficultés matérielles" est assez nette, et l'accent que Dostoievski met sur ces dernières, sa théorie semble s'approcher à l'empirisme, au réalisme positiviste. Nous trouvons cependant, dans une autre lettre adressée à la même correspondante, la suggestion que c'est la "réalité russe" qui "donne l'idée". "Je dois absolument rentrer en Russie, " écrit-il, "ici je ne serais même plus capable d'écrire, n'ayant pas sous la main le matériel toujours indispensable pour écrire, à savoir la réalité russe (qui donne l'idée) et les Russes. Et combien de renseignements faut-il prendre à chaque instant, mais où les prendre?" (1O) Avant de conclure

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qu'il s'agit ici d'un point de vue positiviste, arrêtons-nous un instant au terme "renseignement", qui nous semble assez curieux dans ce contexte. Si la "réalité", la totalité du "matériel" recuelli pour un roman, est la seule source de connaissance, dans le sens empirique du mot, y aurait—il encore besoin de se renseigner après coup, en puisant dans cette même réalité? Pour éviter ce quid pro quod ne faudrait-il pas plutôt appuyer sur la manière dont la "réalité" russe donne l'idée, en se demandant si ce n'est pas une idée que l'auteur reçoit de la réalité immédiate grâce à l'observation, qu'il doit ensuite comparer avec l'idée du roman qu'il avait déjà conçue de manière spéculative, et que, par conséquent, les "renseignements" se réfèrent à cette comparaison plutôt que de signifier le matériel en lui-même. Le fait est que ce n'était pas la "réalité" du crime de Nečaev qui lui a donné 'idée des Démons, (11) et qu'il était fier d'avoir même prophétisé, par le Crime et Châtiment un meurtre très semblable à celui du roman.

Quoi qu'il en soit, un grand nombre d'allusions aux difficultés que lui imposait son séjour à l'étranger témoignent nettement en faveur de leur aspect double, de la différence entre l'"idée" en tant que conception (Zamysl) et l'"idée" en tant que l'"incarnation" de cette conception dans la réalité des faits. Par exemple, voici comment il expliquait ce dualisme exacerbé par son séjour à l'étranger à propos du projet qui était peut-être même plus ambitieux que celui de l'Idiot, qu'il venait de réaliser: "Mais voilà que j'ai conçu une idée, en forme d'un roman. Ce roman s'appelle Athéisme; il me semble que je pourrais dire dans ce roman tout ce que j'ai à dire. Mais imaginez-vous, ma chère: je ne peux pas l'écrire ici; pour cela j'ai absolument besoin d'être en Russie, de regarder, d'écouter et de participer directement à la vie russe (... ). Tout ceci me rend la vie à l'étranger insupportable. " (12)

Dix mois plus tard, il confie à la même correspondante qu'il s'agit d'un roman en trois parties et qu'il lui faudra cinq ans pour l'écrire. "Je vois dans ce roman tout l'espoir de ma vie, non pas seulement au sens financier. Il s'agit de mon idée principale qui s'est exprimée en moi seulement pendant les deux dernières années. " (13) Or, nous savons que ces "deux dernières années" Dostoievski les a passées à l'étranger. Nous avons à faire évidemment, avec un point de vue hautement idéaliste. Voici, d'autre part, le rôle que joue la réalité dans l'autre "expression" qui est l'exécution concrète

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de l'idée, conçue d'abord indépendamment des circonstances: "Mais pour écrir," continue-t-il, "il ne faut pas se dépêcher. Je ne veux pas gâcher. Cette idée est le but de toute ma vie. Mais d'autre part, pour écrire ce roman je devrais être en Russie. " Et Dostoievski explique cette nécessité par un exemple: "la deuxième partie de la première histoire se passe dans un monastère. J'aurais besoin non pas seulement d'en voir un (j'en ai vu beaucoup) mais de vivre un certain temps dans un monastère. Voilà pourquoi la vie a l'étranger me pèse, il est impossible de ne pas retourner. " (14) L'art, pour Dostoïevski, n'est pas l'expression pure; la création commence non pas par la conception de l'idée, qui surgit des préoccupations morales de l'auteur, mais plutôt par l'expression d'une telle idée dans la réalité concrète.

C'est donc pour cette deuxième expression que la participation à la vie des compatriotes est si nécessaire. Cette distinction entre les difficultés d'ordre "spirituel" et l'aspect "matériel" étranger qu'il trouvait si difficile à reconcilier à l'idée foncièrement "russe", Dostoievski l'a définie de manière la plus catégorique au cours d'un échange d'opinions avec Maison à propos de L'éternel mari. Maikov, en le conseillant de retourner en Russie, ajoute les mots suivants: "Rien que votre travail comme écrivain il est indispensable que vous rentriez chez vous. Je remarque déjà une imagination forcée, alors que la vie, les rencontres et d'autres moments ont toujours produit chez vous des couleurs riches, incroyablement fraîches (... )" (15) Sachant pourtant qu'une des raisons du séjour de Dostoievski à l'étranger était de rétablir sa santé, Maikov continuait un plus loin: "D'autre part, l'absence de votre propre milieu, des impressions qu'on reçoit des conversations habituelles, des intérêts communs, de tout le kaléidoscope de la vie qui influe sur votre pensée - tout cela ne peut pas être bon pour la santé. " (16)

En nous rappelant ce que Dostoievski avait écrit sur les difficultés d'ordre "matériel" qu'il devait surmonter dans son travail, nous pouvons supposer qu'il partageait pleinement l'opinion de son ami. Et il répondait ainsi: "Quant à mon travail littéraire ici, vous dites des paroles d'or. " Mais, comme s'il voulait encore appuyer sur l'autonomie de son esprit malgré les circonstances "matérielles" adverses, il ajoute: "En effet, je resterai. en arrière non pas de mon temps, de ce qui se se passe en Russie (je le sais probablement mieux que vous, car

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je lis tous les trois journaux russes jusqu'à la dernière ligne, en plus je reçois trois revues), mais je resterai en arrière du courant vif de la vie; non pas de l'idée, mais de son corps, et comme ceci entrave le travail artistique!" (17)

Pour quelle raison Dostoievski a-t-il tellement insisté presque chaque fois qu'il a parlé des "tourments et désavantages" de ses séjours a l'étranger, sur la différence entre "l'idée" et "son corps"? Il ne s'agit certainement pas, dans les passages que nous avons cités, des phrases faites, écrites sans réfléchir. Il nous semble, au contraire, qu'elles jaillissent d'une réflexion constante sur des questions philosophiques d'une très grande portée. Ce qu'il veut dire, au fond, c'est que -ce n'est pas, à la fin du compte, la "matière" qui produit 1'"esprit", ce n'est pas le "courant de la vie" qui projette l'"idée" par l'intermédiaire d'un écrivain, qui, grâce à son don d'imitation, n'en créerait que des images aussi éphémères que les moments de ce courant même. Car, si c'était ainsi, Bielinski aurait eu raison de ne voir en Pouchkine qu'un phénomène strictement historique et Dobroliubov aurait bien fait d'exiger que Nikitine oublie son "idéal" Pouchkine, et de n'écrire qu'à propos de son propre classe; Gontcharov et Leskov se seraient acquittés de leur devoir en ne reproduisant que des types périmés. L'esprit, pour Dostoievski a sa propre vie, dans l'individu, dans l'écrivain aussi bien que dans le peuple, et il suffit que "l'homme du talent" ne cherche pas à nier le caractère foncièrement national de son propre esprit, comme ont fait Bielinski et Tourguenev, pour qu'il reste "organiquement" uni à l'esprit de son peuple, même quand il est physiquement loin de son pays. Dans ces conditions de la communion constante, au moins par le désir de suivre avec attention et amour la vie morale du peuple, l'idée trouvera toujours un sol fertile dans l'esprit de l'écrivain, et, si l'écrivain est doué, elle sera toujours une expression authentique de cette vie-là, malgré la séparation physique. Il n'y a nul doute que Dostoievski a respecté ces conditions, avec passion même; voilà pourquoi il ne craignait pas l'aliénation quand il était plainement exposé aux in fluences étrangères. Et c'est dans ce sens-là qu'il faut comprendre sa notion du "réalisme supérieur".

S'il n'avait pas eu une si ferme confiance à l"immunité" de son esprit, pour ainsi dire, il n'aurait certainement pas pu croire que son "idée principale" se serait "exprimée" en lui pendant son séjour en dehors de la Russie, vu son intolérance du milieu étranger. Il n'aurait pas pu

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avoir même cet espoir, aussi faible qu'il fut, dans le succès de ses oeuvres qu'il écrivait a l'étranger. Ce qui l'inquiétait beaucoup plus, c'était la réalisation de ses idées, privait comme il était de la possibilité de comparer son travail, au fur et a mesure de la composition, avec son "corps", c'est-à-dire, avec "la réalité russe", qui n'est, elle aussi, qu'une expression plus vaste de l"idée russe". Une expression, il est vrai, encore chaotique et qui a justement besoin d'une synthèse, d'une incarnation artistique. Il s'en suit que l'idée, l'esprit est le même, dans l'écrivain doué dans son peuple. Seulement, c'est dans l'imagination de l'écrivain qu'elle trouve son expression définitive.

Il nous semble, en effet, que la seule manière d'expliquer l'insistence sur les désavantages d'ordre "matériel" que le séjour à l'étranger lui causait en tant, qu'écrivain, est de tâcher de la voir en rapport direct avec les convictions profondément idéalistes de Dostoievski. L'homme est beaucoup plus que le simple produit de son milieu, la vraie réalité russe n'est pas "ce qui se passe en Russie" et dont parlent les journaux; par conséquent, l'oeuvre d'art n'est pas une tranche de la vie ou un moment dans l'évolution sociale observés avec objectivité "scientifique" ou avec partialité politique. Ce sont-là, rapellont-le, quelques-unes des objections principales par lesquelles Dostoievski a combattu sans relâche le matérialisme, la positivisme, l'utilitarisme depuis son retour de Sibérie. S'il avait avoué simplement qu'il ne pouvait pas écrire, qu'il a "tari" parce qu'il ne pouvait pas observer de près la "réalité russe", n'aurait-il pas du même coup invalidé toutes ces objections? Malgré toute sa nostalgie de son pays, et malgré le besoin réel pour le bien de son art romanesque de "participer directement dans la vie russe, " il s'est bien gardé de tomber dans cette contradiction. Nous trouvons son credo professionel dans une lettre écrite à Florence, prononcé au milieu de ses plaintes typiques d'exil désespéré que nous avons déjà citées, concernant les difficultés plus concrètes: "Je ne parle pas, " écrit-il à sa nièce favorite, "du fait (que vous comprenez parfaitement) que dans mon travail littéraire il y a un aspect solennel, mon but et espérance, (et ce n'est pas la soif de la gloire ou de l'argent, mais le désir d'accomplir la synthèse de mon idée artistique et poétique, c'est-à-dire, le désir de m'exprimer en n'importe quoi, et ceci le plus complètement possible, avant de mourir).. " (18)

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NOTES

  1.  Dostoievski, Les Démons. Paris: Edition de la Pléiade, 1959, p. xix.
  2.  Ibid., p. xviii.
  3.  Voir la lettre de Dostoievski au grand-duc héritier au sujet des Démons, Lettres, III, pp. 49-50.
  4.  Lettres, III, p. 50,
  5.  Dostoievski, Les Démons, préface de Pierre Pascal.
  6.  Dostoievski, Carnets des Démons, p. 808.
  7.  Lettres, III, p. 50.
  8.  Ibid., II, p. iii.
  9.  Ibid., II, pp. 268-269.
  10.  Ibid., II, p. 161.
  11.  Cf. les notes de S. A. Dolinine, dans F. F. D. Lettres, II, pp. 460 et 463.
  12.  Lettres, II, p. 175.
  13.  Ibid., II, pp. 244-245.
  14.   Ibid.
  15.  Ibid., II, p. 473, cité par Dolinine.
  16.  Ibid.
  17.  Ibid., II, p. 261.
  18.  Ibid.
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