Les Petits tableaux (Journal d'un Ecrivain, 1873) et les Petits tableaux de voyage (1874)
Th. J. Thieulin, Université de Rouen
Ce titre de "Petits tableaux" a été par deux fois retenu par Dostoievski dans sa production littéraire des années 1870. D'abord, en juillet 1873, parut dans la revue
le Citoyen (Grazhdanin) un court texte de quelques pages en trois parties - pour ne pas dire en trois épisodes -, assez proche par le ton du genre de feuilleton auquel Dostoievski avait sacrifié dans sa jeunesse. Puis, l'année suivante, l'écrivain réutilisa ce même titre de "Petits tableaux" pour un récit un peu plus long, publié dans un recueil collectif au printemps de 1874. Ce sont ces deux écrits que nous nous proposons de considérer ici dans leur rapport avec l'oeuvre de Dostoievski publiciste des années 1870.
En premier lieu, arrêtons-nous un instant sur le titre lui-même, "Petits tableaux": on pense aussitôt à une oeuvre légère et de circonstance. Il semble que l'écrivain ait le désir de s'accorder - et d'accorder aussi à son lecteur - comme un moment de répit au milieu de tant d'articles polémiques qui constituent la matière même du
Journal d'un Ecrivain. Dostoievski éprouve sans doute le besoin de souffler un peu, de profiter de quelques instants de liberté en laissant vagabonder sa plume et son imagination.
Venant immédiatement après le compte-rendu minutieux d'une pièce de théâtre (A propos d'un drame nouveau / Po povodou novoi dramy), les
Petits tableaux de 1873 surprirent sans doute plus d'un lecteur par ce que Dostoievski appelle avec quelque insistance leur "futilité". Et pourtant, ces "petits tableaux" inaugurent la série de ces scènes de la vie quotidienne prises sur le vif et consignées telles quelles, pour lesquelles l'écrivain marquera plus d'une fois dans le
Journal de 1876 et 1877 une dilection particulière. Présentement, de quoi s'agit-il ? D'une flânerie à travers Saint-Pétersbourg par un jour d'été. La chaleur, l'aspect désert des rues vidées de leurs habitants
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partis en villégiature n'incitent guère au travail. Dés les premières lignes, on remarque le ton résolument désinvolte adopté par l'auteur:
Plein été, vacances, poussière et chaleur, chaleur et poussière (... ) Ces jours-ci, je me suis mis un moment à la relecture des manuscrits qui se sont accumulés à la rédaction... Mais à plus tard les manuscrits, bien qu'il y ait de quoi parler. (1)
Ajoutons à cela que ce style familier et sans apprêt est au service d'un texte où règne la plus grande liberté. L'écrivain note ses impressions au fil de la plume, poussant même la coquetterie jusqu'à paraître vouloir éviter d'aborder le sujet initialement retenu. Ainsi s'achève, par exemple, le premier des petits tableaux de 1873:
Au reste, je ne suis pas feuilletoniste pétersbourgeois, et ce n'est pas du tout de cela que je voulais parler. Je suis parti des manuscrits de la rédaction, et puis j'ai dévié vers ce qui ne me regarde pas. (2)
De quoi donc a-t-il entretenu son lecteur ? De l'aspect des rues et des maisons de la capitale alanguie dans la chaleur poussiéreuse d'un jour d'été, sans oublier, toutefois, le côté fantastique que revêt toujours à Saint-Pétersbourg la scène même la plus banale, ce fantastique qui naît inopinément, comme le souligne Arkadi dans
l'Adolescent, de la réalité la plus prosaïque. Mais, narratif et descriptif à son commencement, ce "petit tableau" se charge peu à peu d'intentions polémiques. Celles-ci apparaissent nettement au travers des réflexions que suscite chez Dostoievski la vue du style architectural de la capitale, "reflet de toutes les architectures du monde, de toutes les périodes et de toutes les modes". (3) On reconnaît là en passant le vieil argument anti-occidentaliste jeté à la face de cette cité sans âme qui, pour Herzen, "n'a pas d'histoire, et n'a pas non plus d'avenir". (4) Quelques lignes plus loin, le ton polémique cède le pas à l'expression d'une vive inquiétude, celle qu'éprouvé Dostoievski lorsqu'il relève les diverses manifestations de ce désordre moral (b e s p o r ia d o k) qui lui paraît marquer de sa difformité la vie russe de son temps. Là-dessus, Fiodor Mikhailovitch s'interrompt brusquement: "Ce n'est pas du tout de cela que je voulais parler. " Sans doute s'est-il aperçu
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que son propos prenait un tour trop grave ou trop âpre pour un simple tableautin. Toutefois, on ne peut s'empêcher de se rappeler que ce procédé, qui consiste à feindre de prendre ses distances avec ce qu'on vient d'affirmer, en ayant l'air de se rétracter, est repris et perfectionné par Dostoievski dans le Journal de 1876 et de 1877. Qu'il nous suffise seulement ici d'évoquer en passant le rôle dévolu aux personnages imaginaires que Dostoievski met en scène - le pessimiste, l'amateur de paradoxes - et qui sont chargés d'exprimer avec une brutalité calculée des idées chères à leur créateur, mais que ce dernier, cependant, n'ose présenter en son nom propre pour ne pas heurter de front son lecteur.
Dans le second des Petits tableaux de 1873, la polémique est encore sous-jacente, comme le montrera éloquemment le commentaire que Dostoievski fit paraître en août ("A un donneur de leçons" /Otchiteliou), en réponse aux critiques acerbes d'un journaliste de Moscou. Mais son principal intérêt est sans doute ailleurs. Dans cette scène, l'écrivain nous montre une bande de jeunes ouvriers éméchés, dont toute la conversation consiste en la répétition d'un certain terme fort peu académique. Mais voilà que, soudain, un miracle se produit. Cette histoire insignifiante se mue, comme l'annonçait bien le titre, en un véritable petit tableau, croquis de caractère et de situation exécuté avec alacrité, et qui, de notre point de vue, se passe fort bien du commentaire assez pesant que Fiodor Mikhailovitch se croira obligé de lui adjoindre dans "A un donneur de leçons". (Il insistera alors sur l'enseignement qu'il faut tirer de l'anecdote, à savoir que la grossièreté des manières du peuple russe n'est qu'une apparence qui n'altère en rien sa pureté morale. ) Vivacité du style, sens de l'observation, bienveillance, mais aussi humour, telles sont les qualités essentielles de ce second petit tableau. On les retrouve, intactes, dans le troisième et le dernier, le plus réussi à notre avis, où, à partir de quelques traits finement notés, l'écrivain campe avec un art admirable quelques personnages pris au hasard d'une promenade, passants anonymes, à qui soudain le regard que porte sur eux le romancier confère un relief inattendu.
La vie quotidienne, dans sa banalité apparente, constitue pour Dostoievski une source inépuisable d'inspiration. La qualité première de l'artiste, à cet égard, est l'humilité: il n'est pas de sujet qui soit indigne
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de son talent. Chez l'écrivain russe, une scène de la rue; ou, plus simplement encore, le souvenir d'une anecdote récente suffisent à déclencher le processus créateur. Les petits tableaux dont nous parlons, Dostoievski les juge à bon droit "futiles", et même "on ne peut plus futiles". (5) Mais ce jugement un rien provocant ne saurait les discréditer. Ce qui compte, en effet, c'est la manière dont l'artiste perçoit la réalité:
Ce n'est pas l'objet qui importe, mais l'oeil: si l'oeil est là, l'objet se retrouvera, et si vous n'avez pas l'oeil, vous êtes aveugle, et quel que soit l'objet, vous n'y trouverez rien. Oh ! C'est une chose importante que l'oeil: ce qui, pour un oeil, est un poème, pour un autre, n'est que déchet. (6)
Le dernier des Petits tableaux de 1873 nous montre très précisément comment l'artiste procède. On peut, dans son travail, distinguer trois phases:
La première est celle du choix. Dans la foule anonyme, l'écrivain repère soudain un individu particulier, dont la démarche, la physionomie ou l'attitude ont quelque chose de remarquable: "Tenez, je remarque dans la foule un ouvrier que personne n'accompagne, sauf un enfant, un petit garçon: tous deux solitaires et l'air également esseulé. " (7)
La seconde est consacrée à une amorce de description. Le portrait est d'une extrême précision: c'est une suite de notations brèves d'une grande densité qui jettent sur la personne considérée une lumière crue.
La troisième, enfin, sur la base de ces données objectives, est celle de la naissance de la fiction: "J'aime, errant par les rues, considérer tel passant parfaitement inconnu, étudier son personnage et essayer de deviner qui il est, ce qu'il fait, ce qui le préoccupe à cette minute. " (8) L'histoire que raconte alors Dostoievski est purement imaginaire, elle n'en est pas moins bouleversante de vérité.
Cette manière de procéder est fréquente chez le romancier. Elle est déjà employée dans "Le Milieu" (sreda ), avec cette différence que, cette fois, Dostoievski ne s'appuie pas sur une observation personnelle, mais construit tout un scénario à partir de la lecture dans la presse de la relation d'un fait divers.
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Elle réapparaît, à peine modifiée, dans Le petit garçon à l'Arbre de Noël du Christ (Mal'tchik u Khrista na iolke), puis dans
Une Centenaire (Stoletniaia). Pour ce dernier récit, Dostoievski lui-même nous dit combien l'image de cette très vieille femme, dont lui avait parlé Anna Grigorievna le matin même, lui avait fait impression, si bien, ajoute-t-il, que "tard déjà dans la nuit (... ) cette petite vieille me revint en mémoire, et je ne sais pourquoi, je me représentai instantanément la suite et son arrivée chez les siens pour le repas (et) il en résulte un
autre petit tableau, peut-être très vraisemblable. (9) La ressemblance avec
les Petits tableaux de 1873 est évidente, encore accentuée par l'aveu final: "Au fait, ce n'est la qu'un petit tableau sans consistance et sans sujet". (10)
Comme on peut le constater, la différence est ici seulement d'ordre quantitatif.
Une Centenaire est un récit construit et, malgré sa brièveté (quelques pages), achevé.
Les Petits tableaux offrent seulement une amorce de narration qui tourne court très vite. Ici, l'écrivain se contente de fixer les linéaments de ce qui, l'eût-il voulu, aurait pu s'épanouir en une nouvelle. Le sujet, malgré son apparente futilité, ne se serait pas si facilement laissé épuiser. Dans son article "A un donneur de leçons", Dostoievski ne laisse pas subsister le moindre doute à cet égard, répondant à un détracteur qui lui reprochait l'inanité de ses
Petits tableaux :
Voilà qui m'attriste; moi qui pensais justement que l'on conclurait de mon feuilleton exactement le contraire, à savoir que d'un énorme matériel, je n'ai tiré que bien peu de choses (... ) Je le répète, on pourrait me faire le reproche exactement inverse, celui d'avoir fait trop peu avec un si riche matériel. (11)
Ces Petits tableaux, en définitive, offrent un aperçu saisissant du processus de création poétique chez Dostoievski. En outre, nous y trouvons l'illustration de ce que l'écrivain appelle le "tableau de genre". Le "genre", en effet, est pour lui "l'art de représenter la réalité actuelle, courante, celle que l'artiste a ressentie lui-même, personnellement, et vue de ses propres yeux" (12), étant donné qu' "il ne perçoit la nature que telle qu'elle se reflète dans son idée, après avoir passé par sa sensation". (13) C'est cette vision personnelle de la réalité de Saint-Peters-
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bourg qui confère à ces Petits tableaux de 1873 leur unité et leur intérêt, et dont la simplicité même fait le charme, en dépit d'intentions polémiques plus ou moins avouées, mais qui savent ici se faire discrètes.
D'une tout autre nature sont les Petits tableaux de voyage de 1874, en dépit de la similitude de leur titre. Cette fois, Dostoievski ne se borne pas à raconter une anecdote, ou une scène de la rue dont il a été le témoin direct ou indirect, il bâtit une petite intrigue romanesque mettant en scène des personnages fictifs. Le récit se veut ouvertement satirique, l'auteur ayant choisi de montrer comment se comportent entre eux les représentants de la société dite cultivée, par exemple pendant un voyage en chemin de fer ou lors d'une croisière. Le voyage, en la circonstance, joue le rôle d'un catalyseur et d'un révélateur. Il en résulte que ces
Petits tableaux mêlent habilement la technique narrative à la verve polémique.
Le thème essentiel abordé ici par Dostoievski est celui du "mensonge" (v r a n io), sujet qui avait déjà fourni à Fiodor Mikhailovitch la matière d'un article pour le
Journal d'un Ecrivain de 1873. On ne s'étonnera donc pas de le voir se répéter quelque peu. Mais, dans les
Petits tableaux, il est moins sentencieux et beaucoup plus ironique.
Certes, ce "mensonge" (entendons le désir incoercible qu'a tout Russe de passer pour autre qu'il n'est en réalité) est dénoncé comme un fléau national, une calamité publique. C'est un mal individuel et collectif qui mine les rapports sociaux, désagrège les familles, pervertit les enfants. S'il n'existait pas, ce serait pour ainsi dire le paradis sur terre. Dans un texte du
Journal de 1876, "L'Age d'or dans la poche" (Zolotoi vek v karmane) Dostoievski rêve à l'avènement de l'Age d'or, non pas au terme de l'histoire, mais immédiatement,
hic et nunc: il suffirait que les hommes fussent sincères et d'âme simple. Entreprise aisée et pourtant irréalisable.
Car la perfection, comme on dit, n'est pas de ce monde. Dostoievski le sait bien, qui, parfois, esquisse comme une réhabilitation de ce même "mensonge". Certes, celui-ci est un acide qui corrode le corps social tout entier, mais il est aussi ce, sans quoi, nulle société ne peut vivre. "Sur terre, vivre et ne pas mentir, c'est impossible, parce que vie et mensonge sont syno-
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nymes", dit avec profondeur l'un des personnages du récit Bobok. (14) Dans le
Journal de 1876, l'amateur de paradoxes ira jusqu'à affirmer que cette forme de mensonge que sont l'usage et les convenances est assurément impuissante à faire advenir l'Age d'or, mais rend cependant possible une apparence de paradis: après tout, ce n'est déjà pas si mal. Par conséquent, le mensonge peut être aussi à l'occasion une force positive et, par un renversement de perspective, apparaître comme une composante vitale de toute société policée. Dans ses
Petits tableaux de 1874, Dostoievski semble suggérer que, sans lui, l'homme en tant qu'animal social aurait tôt fait de disparaître:
Si vous êtes un observateur tant soit peu attentif, vous serez certainement frappé de voir combien on peut accumuler de mensonges en un quelconque quart d'heure, combien mentent toutes ces superbes dames et leurs époux si pleins d'estime pour eux-mêmes. Bien sûr, tout cela se rencontre le plus souvent, et sous sa forme la plus pure, dans les traversées, pour ainsi dire d'agrément, de vacances, celles qui durent au plus de deux à six heures. (... ) Je le répète: deux ou trois jours de route, quelque part sur la Volga ou de Cronstadt à Ostende, feraient certainement leur oeuvre: la nécessité disperserait le salon chic, le ballet perdrait ses couleurs et s'effilocherait, et les instincts pudiquement dissimulés ressurgiraient en toute franchise, heureux même de leur droit de ressurgir. (15)
Telle est l'ambivalence du v r a n io, qui, tout à la fois, empoisonne et facilite les rapports sociaux.
Les Petits tableaux de voyage, dans leur brièveté, sont un condensé de l'art narratif de Dostoievski. Celui-ci imagine une conversation entre des personnages que le hasard a réunis pour quelques heures sur le pont d’un bateau. Très peu de pages lui suffisent pour planter le décor, camper les protagonistes, amorcer une intrigue. On retrouve aisément certains traits dont il est coutumier. Il sera possible, par example, de citer :
- l’abondance et la diversité des personnages (on en dénombre vingt-cinq – plus un chien – en seulement deux pages) ;
- la précision de la description, surtout en ce qui
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concerne l'attitude et les mimiques;
- le dynamisme de toute la scène et l'accélération finale jusqu'au scandale provoqué par l'infortuné "monsieur européen" (ce qui entraîne son éviction).
Toutes ces composantes sont typiques de la manière de Dostoievski romancier. Ce "petit tableau" est inachevé, fourmille de potentialités inexploitées (seuls, servent quelques personnages), et l'épilogue, qui se borne à énumérer quelques indications scèniques, ne constitue nullement une conclusion.
Mais, à partir de Crime et Châtiment, à ces qualités s'ajoute un élément assez rare dans les grandes oeuvres, à savoir le comique. Les personnages, ici, de même que les situations, relèvent de la comédie, voire de la farce. Il semble que, par moments, Dostoievski retrouve l'esprit burlesque de certains récits antérieurs (Une sale histoire /Skverny anekdot, le Rêve de l'oncle / Diadouchkine son par exemple), allant jusqu'à se parodier lui-même.
En définitive, ces Petits tableaux, ceux de 1873 ou ceux de 1874, ne sauraient être assurément que des pages mineures et qui, sous une. plume autre que celle de Dostoievski, eussent aisément perdu toute saveur et toute consistance. Mais un grand créateur imprime toujours à son oeuvre, fût-elle de circonstance, sa marque indélébile, et ces "petits tableaux" n'échappent pas à la règle. Anticipant sur la suite du
Journal, ceux de 1873 préfigurent des récits comme Une Centenaire ou
Le petit garçon a l'Arbre de Noël du Christ. Ceux de 1874 voient naître en la personne du "pessimiste" l'un des interlocuteurs majeurs, bien que fictifs, du
Journal, rôle dévolu ensuite à l'amateur de paradoxes. Ces deux séries de "petits tableaux" sont donc organiquement liées avec le reste de l'oeuvre publicistique de Dostoievski des années 1870. Elles différent, néanmoins, l'une de l'autre: au ton d'indulgence amusée des
Tableaux de 1873 succédera le style mordant et volontiers caustique de ceux de 1874. Mais ils ont le mérite, surtout les premiers, de nous révéler un aspect méconnu de Dostoievski: le bâtisseur d'immenses architectures romanesques qu'il est d'ordinaire cède ici le pas à un écrivain qui, comme plus tard Tchekov, sait pratiquer avec bonheur l'art de la miniature.
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NOTES
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