Dostoevsky Studies     Volume 7, 1986

Le Discours sur le futur dans le "Journal d'un Ecrivain" (1881) Remarques sur le prophétisme de Dostoïevski

Michel Cadot, Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris)

Dans les dernières pages du Journal d'un Ecrivain, qui parurent quelques jours après la mort de Dostoïevski, le lecteur d'aujourd'hui comme celui de 1881 ne peut s'empêcher de voir une espèce de testament spirituel. Il y est d'autant plus porté que, dans ce texte comme dans les précédentes livraisons de cet étrange Journal, l'écrivain se pose souvent en prophète. La poésie moderne, assurément, nous a habitués à chercher dans le poète le peintre de l'invisible, le messager de l'au-delà, l'annonciateur des temps à venir: Pouchkine, Blake, Hölderlin, Nerval, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Blok sont, chacun à sa manière, des voyants, des prophètes. Mais l'originalité du Journal d'un Ecrivain est que ce vaste ensemble de textes où Dostoievski glisse de courtes et admirables fictions, se présente comme une chronique de l'actualité où figurent aussi la politique de la Russie et de l'Europe, les faits divers, les événements mondiaux, les questions religieuses ou culturelles, mais le tout étrangement présenté, sous une forme tout à fait et constamment subjective, souvent très polémique, et surtout orientée selon quelques axes fondamentaux qui parcourent aussi bien l'oeuvre journalistique que la fiction romanesque: l'esprit de prophétie est l'un de ces axes privilégiés qui donnent à l'ensemble de l'oeuvre un caractère profondément poétique, si l'on admet que la poésie est le lien établi par des mots entre le réel et l'imaginaire. L'écrivain lui-même n'admettait l'épithète de réaliste qu'en donnant à ce terme une valeur bien éloignée de celle de ses contemporains:

Je ne suis réaliste qu'au sens le plus élevé du mot, c'est-à-dire que je décris toutes les profondeurs de l'âme humaine (1 ).

Ces quelques lignes figurent dans les brouillons du Journal de 1881, et sont souvent citées à propos des romans de Dostoievski.

Un autre texte moins connu est cité par Serge Hackel dans son article "F.M. Dostoevsky (1821-1881): prophet (sic) manqué?" (2) :

Toute la réalité ne se réduit pas au quotidien, car une immense partie de la parole future s'y trouve incluse sous la forme de 1'encore inexprimé du secret. De rares prophètes surgissent qui devinent et prononcent cette parole totale (3).

Mais il est intéressant de rapprocher ces deux textes de portée "littéraire" (le second se rapporte à Shakespeare) de quelques lignes du Journal de 1881 (fragements dans l'édition

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académique):

Avec un réalisme total trouver l'homme dans l'homme. C'est le trait russe par excellence, et en ce sens j'appartiens totalement au peuple (car mon orientation provient de la profondeur de l'esprit chrétien populaire) - et bien qu'inconnu du peuple russe d'aujourd'hui, je serai connu de celui de l'avenir(4).

Il est exceptionnel que Dostoïevski prophétise à propos de lui-même: cet homme prêt à pourfendre ses adversaires est aussi un écrivain modeste, et il a gardé ces lignes dans ses papiers. Avec la même passion qu'il mettait à scruter l'âme de ses personnages, Dostoievski a tenté d'illuminer le cours ténébreux des événements en les interprétant à la lumière de sa foi et de ses convictions. Cette étonnante juxtaposition de faits divers, d'événements petits et grands, de polémique et de fiction fait de ce Dnevnik un "journal" au double sens du mot français, à la fois publication périodique et recueil de pensées intimes, un ensemble unique en son genre.

Les contemporains n'ont pas toujours reconnu en Dostoievski un authentique prophète. Ainsi Mikhailovski dans son fameux article "Un talent cruel", déclarait voir en Dostoievski "non pas le guide spirituel du peuple russe et son prophète, mais simplement un très grand et très original écrivain"(5). Vladimir Soloviov saluait dans L'idéal national russe (1891) les vues prophétiques du discours en l'honneur de Pouchkine et du dernier numéro du Journal, reconnaissant que dans ses moments d'inspiration le génial écrivain avait discerné l'aptitude et la vocation du peuple russe à réaliser "dans une union fraternelle avec les autres peuples l'idéal universel", mais blâmait ses attaques haineuses contre les Juifs, les Polonais, les Français, les Allemands, contre toute l'Europe, contre les autres confessions (6) . Au lendemain de la révolution de 1905, Mérejkovski publiait un opuscule sur Dostoievski prophète(V); plus tard encore, Berdiaiev déclarait dans L'esprit de Dostoïevski:

La destinée historique de la Russie a justifié la prophétie dostoievskienne: la Révolution a eu lieu dans une large mesure selon Dostoïevski (...il) a été le héraut de l'esprit révolutionnaire en voie d'accomplissement (8) .

Mais Berdiaiev oppose Les Démons, livre dont le caractère prophétique "saute aux yeux", aux nombreuses affirmations du Journal d'un Ecrivain qui ne se sont pas réalisées.

Il est pénible à présent de lire celles de ses pages qui se rapportent à la Constantinople russe, au Isar Blanc, au peuple russe en tant que peuple chrétien par excellence. Sur un point, Dostoïevski s'est trompé radicalement et a été mauvais prophète (...) il croyait que le peuple (...) resterait attaché à la vérité du Christ; le populisme religieux a affaibli en lui le don prophétique (9) .

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Personne cependant n'avait osé avant Nabokov traiter aussi dédaigneusement Dostoïevski: "a prophet, a clap-trap journalist and a slap-dash comedian"( 10). Un historien du slavophilisme aussi sérieux que Hans Kohn, s'il appelle Dostoïevski un "grand apôtre inspiré qui prêta sa voix puissante au mouvement Slavophile", lui reproche "une incompétence totale" dans la question des rapports de la Russie avec l'Europe, et parle même de son "fanatisme aveugle"!(11)

On le voit, la critique reconnaît volontiers à Dostoïevski une faculté visionnaire lorsqu'il s'agit de sonder le mystère du coeur humain, mais se montre beaucoup plus réticente, voire tout à fait méprisante envers le prophétisme politique de l'écrivain. Il faut naturellement faire la part de la passion partisane qui souvent brouille le regard de Dostoïevski; cependant je crois dangereux de pratiquer une telle dichotomie dans son oeuvre, et de célébrer le connaisseur des passions humaines, ou même le prophète inspiré de la révolution dans un de ses romans, tout en déniant toute valeur aux prédictions et aux prédications du Journal d'un Ecrivain. Rien de plus décevant que la recherche de la causalité en histoire, même dans le passé, à plus forte raison pour expliquer le présent. Le futur appartient aux artistes et aux prophètes.

Il ne saurait être question dans ce bref exposé de revenir sur l'ensemble des conceptions de Dostoïevski relatives à l'Europe et à la Russie. Cependant quelques points méritent d'être rappelés, afin de mieux apprécier la part de continuité et d'innovation dans le Journal de 1881. En premier lieu, avant la déportation en Sibérie, Dostoievski n'a aucune sympathie particulière pour les Slavophiles, mais n'est pas non plus un Occidentaliste. A.L. Osnovat rappelle que l'écrivain, alors très lié à Apollon Grigoriev, approuve en 1847 les attaques de Plechtcheiev contre Khomiakov et Aksakov, et raille la division de l'intelligentsia russe en cercles fermés et antagonistes(12). Ce point de vue conciliateur, qui me semble fondamental chez Dostoïevski, en dépit de sa propension à la polémique la plus virulente, se manifeste avec éclat avant même le retour à St. Pétersbourg, et déjà au sujet de la Russie et de l'Europe. Il déclare à A.N. Maikov:

Je partage votre idée que c'est la Russie qui parachèvera la vocation de l'Europe. Ceci est clair pour moi depuis longtemps(13).

Au cours des années suivantes, Dostoïevski s'éloigne des Occidentaux, sans pour autant rallier le camp des Slavophiles auxquels Grigoriev reproche leur aristocratisme et leur oisiveté:

Nous ne sommes pas un cercle savant comme les Slavophiles et les Occidentaux: nous sommes le peuple(14).

Dostoïevski de son côté:

Il faut s'unir moralement avec le peuple, aussi complètement et fortement que possible(15).

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On le voit, cette doctrine du počvenničestvo (philosophie de la terre natale) ne comporte pas encore le messianisme russe si obsédant chez Dostoïevski à partir de 1868. Mais l'idée de la grande mission conciliatrice et universaliste de la Russie est réaffirmée dans le prospectus du Temps (Vremja) pour 1861 :

Nous entrevoyons (...) que le caractère de notre activité à venir doit être au plus haut degré universellement humain; que l'Idée russe sera peut-être la synthèse de toutes les idées qu'avec tant de persévérance et de courage l'Europe développe dans ses diverses nationalités (16) .

C'est au cours du second voyage, de 1867 à 1871, que l'écrivain ressent une aversion croissante envers un Occident athée, corrompu et belliqueux. Le prince Mychkine expose avec une exaltation un peu comique sa doctrine du Christ russe: mais l'écrivain la confirme sérieusement dans une lettre à N.N. Strakhov du 18/30 mars 1869 que je cite plus loin.

A cette même date paraît dans la revue L'Aurore, donc en livraisons successives, l'essentiel du volume La Russie et l'Europe de Nicolas Iakovlévitch Danilevski (1822-1885). C'était un ancien membre du groupe de Pétrachevski, aussi amateur de Fourier que l'avait été Dostoïevski lui-même. La lecture de Danilevski a certainement infléchi notablement la pensée de Dostoïevski à partir du début des années 7O, et jusque dans la dernière livraison du Journal, tantôt dans la même direction, tantôt en réaction marquée contre telle ou telle de ses théories. Rappelons que N.N. Strakhov, très lié avec Dostoïevski, connaissait Danilevski depuis 1843, alors qu'ils étudiaient tous les deux à l'Université de St. Pétersbourg. C'est Strakhov qui fit publier en 1869 l'ouvrage dans une revue toute nouvelle. Dostoïevski réagit immédiatement de Florence:

Quant à l'article de Danilevski, il devient à mes yeux de plus en plus important et capital. C'est le futur livre de chevet de tous les Russes, et pour longtemps (...) Cet article coïncide si bien avec mes propres convictions et déductions que certaines pages me frappent d'étonnement: je note depuis deux ans en vue d'un article beaucoup de mes pensées, presque sous le même titre et avec les mêmes idées et déductions.

Mais après ces marques d'adhésion enthousiaste, Dostoïevski manifeste une inquiétude quant à la fin de l'ouvrage (non encore parue), qui signifie en réalité une divergence profonde:

J'éprouve une certaine crainte quant à la déduction finale: je ne suis pas certain que Danilevski montrera avec toute la force voulue la substance définitive de la vocation russe qui est de révéler le Christ russe ignoré du monde et dont notre Orthodoxie détient le principe. Telle sera, à mon avis, notre future mission civilisatrice: ressusciter l'Europe, l'Europe entière même tel est le but de notre puissant avenir (17).

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On le voit, Dostoïevski reste fidèle à la conception religieuse, universaliste et conciliatrice du rôle de la Russie, qu'il affirmait dès le début des années soixante. Or certains analystes de l'ouvrage de Danilevski, notamment Hans Kohn, Konrad Pfalzgraf(18) et Robert E. MacMaster (19) font ressortir des analogies entre La Russie et l'Europe (le volume parut en 1871) d'une part, et la critique de plus en plus violente de l'Europe qui se manifeste chez Dostoïevski à partir de 1870, notamment à l'occasion de la guerre russo-turque de 1877,(19bis) . L'"effet Danilevski" est attesté par Anna Grigorievna qui déclare qu'à la fin de l'hiver 1872-73, Dostoïevski a rencontré à Staraia Roussa "l'ancien fouriériste N. J. Danilevski, qu'il n'avait pas revu depuis 25 ans. Mon mari était enthousiasmé par son livre La Russie et l'Europe et voulait en parler encore une fois avec lui"(2O). Une première entrevue avait eu lieu chez Dostoïevski à Pétersbourg l'hiver précédent.

La première application des idées de Danilevski dans l'oeuvre de Dostoievski est certainement à chercher dans les théories de Chatov, lui aussi ex-socialiste devenu Slavophile. Le discours sur les types culturels indépendants les uns des autres (les Juifs: la religion, les Grecs: la culture, les Romains: l'Etat, la France: le socialisme,-l'athéisme), est très largement inspiré des chapitres IV et V de La Russie et l'Europe (21). Le point de contact le plus précis est l'expression de "matériel ethnographique" caractérisant chez Danilevski les types culturels disparus ou voués à disparaître, et qui pour Chatov qualifie les peuples qui ne se croient pas appelés à "rénover et sauver les autres peuples"(22). Ne commettons pas l'erreur, hélas si répandue, d'identifier Chatov à l'écrivain lui-même(23): il n'est qu'une voix dans la vaste polyphonie des Démons.

De violentes réactions contre le cynisme nationaliste de Danilevski se firent jour dès 1870, dans la même revue L'Aurore, sous la plume d'un proche de Dostoïevski, Oreste Miller. Certes, le Journal d'un Ecrivain de juillet-août 1876 contient des formules "danilevskiennes" du type:

C'est cette fois-ci qu'a commencé notre affrontement décisif avec l'Europe(24).
ou encore:
L'Europe, tout en comprenant mal nos idéaux nationaux, c'est-à-dire en les mesurant à son aune et en ne nous attribuant qu'une soif de conquête, de violence et d'annexions (...)(25)

Mais Dostoïevski, même dans ses tirades les plus chauvines, insiste sur l'enjeu religieux de la lutte, chose tout-à-fait étrangère aux conceptions de Danilevski:

C'est de l'Orient que partira la nouvelle parole, qui s'opposera au socialisme et délivrera à nouveau l'humanité européenne. Telle est la vocation de l'Orient, la signification de la question d'Orient pour la Russie(26).

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Les pages qui entourent ces lignes sont une polémique avec Danilevski, peu sensible au symbolisme orthodoxe de la reprise espérée de Constantinople sur les Turcs(27). Un peu plus tard, Dostoïevski abandonne le bel idéalisme qu'il reprochait à Granovski d'avoir sacrifié:

Si des Granovski rejoignent, ou peu s'en faut, les Metternich, quels seront alors nos prophètes?(28)

et se fait littéralement prophète de malheur (et heureusement faux prophète) en dépassant Danilevski pour le cynisme historique dans le chapitre intitulé "Encore une fois, et la dernière, des prophéties", lorsqu'il annonce avec jubilation que la Russie va pouvoir enfin régler à son profit la question d'Orient au cours de la nouvelle et imminente guerre franco-prussienne...(29)

x   x   x

Le Journal de 1881, ainsi d'ailleurs que le discours sur Pouchkine qui le précède de quelques mois, rend un son différent de toute cette exaltation panslave de plus en plus cynique et "danilevskienne" des années 1876-77. Dostoïevski affirme que le peuple russe aspire à une grande union absolue, universelle, fraternelle au nom du Christ(30): retour remarquable aux idées de 1856 et 1861, qu'il baptise cette fois "socialisme russe"(31). Il n'est plus question des "frères slaves" qu'il fallait à tout prix libérer, ni des bienfaits de la guerre entreprise pour une Idée(32). Quant à l'Europe, Dostoïevski lui propose la conciliation définitive, au lieu de la terrible lutte annoncée trois ans auparavant dans un esprit tout à fait danilevskien (33) .

A ce sujet, je voudrais attirer l'attention sur un programme de lectures pour l'année 1876 où Dostoievski mentionnait parmi d'autres "livres nécessaires" - nužnye knigi - Khomiakov, Henri Martin, La Russie et l'Europe de Danilevski. Ce dernier livre était déjà, on l'a vu, bien connu de Dostoïevski. La note au tome 27 de l'édition académique (p.377) hésite entre L'Histoire de France et La Russie et l'Europe d'Henri Martin. La proximité de Khomiakov et de Danilevski dans la liste m'incline à penser qu'il s'agit bien du dernier de ces ouvrages (qu'est-ce que Dostoïevski avait à faire avec la volumineuse Histoire de France?), paru en 1866, où Henri Martin déclarait dès la préface:

L'unité russe ou moscovite, à laquelle il faut donner un nom plus général, celui d'unité touranienne (...) s'est d'abord manifestée sous sa forme propre, celle que nous appelons tartare, avec Attila, Gengis-Khan, Timour-Leng (Tamerlan), et les sultans ottomans; maintenant, plus redoutable, elle affecte un déguisement européen, avec la Russie de Pierre le Grand et de ses héritiers (...) Son moyen d'action, depuis Pierre le Grand, était l'apparence européenne. Sa dernière victoire (il s'agit de la dernière insurrection polonaise en 1863) et la façon dont elle use de cette victoire viennent de lui ôter ce moyen. Le Touranien, le Tartare, a reparu sous le Russe. Le masque est tombé L'Europe a vu (33 bis).

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Henri Martin ajoutait: "La question polonaise n'est qu'un épisode de la question russo-européenne: mais c'est l'épisode central sur lequel pivote tout le reste". Trois pages plus loin, il annonçait la lutte inévitable entre la Russie et l'Europe. Plus loin encore, l'historien expliquait que si la France, alliée à une Allemagne unifiée, ne sauvait pas l'Europe, la Russie, puissance entièrement asiatique, la détruirait.

Si Dostoïevski a lu (ou relu) Henri Martin en 1876 (il n'est pas exlu que Danilevski lui-même lui ait signalé le livre lors de sa visite à Staraia Roussa), on comprend mieux les violentes attaques du Journal de 1876 contre la France et surtout contre la représentation que les Français se faisaient de la Russie. Autre question absolument négligée par Pfalzgraf et MacMaster dans leurs ouvrages sur Danilevski: celui-ci avait-il lu Henri Martin? J'essaierai de résoudre ce problème plus loin.

Après le Congrès de Berlin, Dostoïevski est humilié que la Russie non seulement n'ait pas réussi la fameuse union pan-slave ni pris Constantinople, mais que ses finances se trouvent depuis lors dans un état affligeant. De façon très caractéristique il propose, parmi les moyens d'"assainir les racines", de "nous faire petits et pauvres aux yeux de l'Europe, (de) nous asseoir au bord du chemin, le bonnet posé devant nous pour recevoir des petits sous"(34) etc. Le conseil sera exactement suivi quelques années plus tard: un million et demi de rentiers français souscrivirent pour douze milliards de francs-or d'emprunts russes entre 1888 et 1917, soit plus de trois cent milliards de francs 1986, dont ni nos grands-mères ni leurs descendants n'ont jamais récupéré le moindre centime. Les Anglais paraissent en meilleure voie!(34 bis)

Le texte du Journal de 1881 témoigne encore d'une formidable rancoeur accumulée contre l'Europe. Certes Dostoïevski rappelle qu'elle est le pays des "saintes merveilles"(35) , mais ce rappel, accompagné d'un renvoi au discours sur Pouchkine, ne suffit pas à dissiper l'impression pénible que laisse ce •Journal, où Dostoïevski passe de la menace à la mendicité en toute impudeur, et prête une nouvelle fois à l'Europe les sentiments de répugnance qu'il éprouve à son égard.

L'Europe nous méprise secrètement et publiquement, elle nous regarde comme inférieurs en tant qu'hommes, en tant que race, et parfois nous les dégoûtons littéralement, nous les dégoûtons absolument, surtout lorsque nous nous jetons à leur cou et les embrassons fraternellement(36).

C'est le Troussotzki de l'Eternel mari qui parle ici, à moins que ce ne soit l'Homme du souterrain, ou bien Hippolyte Terentiev, ou Pierre Verkhovenski, ou Smerdiakov! Dostoïevski transfère simplement aux rapports de la Russie et de l'Europe une des polarités essentielles de son oeuvre romanesque, l'orgueil et l'humiliation, deux sentiments portés à l'extrême chez plusieurs de ses personnages où ils alternent comme une étoile double incandescente et maléfique.

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La vraie nouveauté de ce Journal de 1881 est dans l'issue proposée aux Russes par Dostoïevski, afin d'échapper à ce tête-à-tête impossible avec l'Europe. La "question d'Orient" n'a pas été résolue selon les voeux de la Russie? Qu'importé, la Russie poursuivra sa "mission civilisatrice" vers l'Asie (37). Il ne s'agit pas d'un thème tout à fait inconnu jusque-là chez les Slavophiles. On peut lire dans les Lettres politiques de M.P. Pogodine:

Nous avons encore la moitié de l'Asie devant nous, la Chine, le Japon, le Tibet, Buchara, Khiva, Khokand, la Perse: nous voulons et devons étendre jusque-là notre territoire et y transporter l'élément européen, afin que Japhet soit glorifié devant ses frères(38).

Mais Danilevski refuse ce rôle de diffuseur de la civilisation européenne à l'Est, qui ferait de la Russie un "gigantesque pléonasme historique"(39), puisqu'elle y jouerait le rôle de l'Europe. De toute façon cette conception lui paraît fausse au nom même de sa théorie des types culturels indépendants: l'Occident n'a pas le monopole du progrès, et l'Asie est composée de quelques pays d'ancienne culture, de traditions respectables; le reste n'a pas d'intérêt.

En mille ans nous avons, de notre sang et de notre sueur, édifié un empire de 80 millions d'âmes (...) et tout cela pour porter la civilisation européenne à quelque 5 ou 6 millions de primitifs en Asie centrale et à deux ou trois millions de nomades mongols... Voilà le rôle magnifique qu'on nous a permis de jouer! (40)

Il rejoint le pensée d'Henri Martin, que Danilevski rejetait avec ironie  (40 bis). Le point de vue de Dostoievski est complètement différent: Dès 1875-76 une note est ainsi rédigée:

Parler avec V.V. Grigoriev:

1) de la presse provinciale

2) de nos confins asiatiques (est-ce que l'idée sur les Chinois est juste? (41)

Ce Grigoriev, que Dostoïevski connaissait depuis 1872, était à la fois responsable d'un service de censure et orientaliste connu. On ne sait de quelle idée à propos des Chinois Dostoïevski voulait lui parler. Certainement l'écrivain s'intéressait à l'Asie, mais de façon contradictoire.

C'est seulement par mépris envers l'Asie que nous n'avons pas mesuré jusqu'à présent son caractère indispensable pour nous (42).

Quelques lignes plus loin:

Asie - 10 000. Ce n'est rien pour nous, mais là- bas c'est beaucoup. Car un seul Russe occupera toujours là-bas la première place. Un seul Russe dominera des centaines et des milliers, et apparaîtra aussitôt là-bas comme un maître (gospodin) (43).

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Ces textes, tirés des brouillons du Journal de 1881, éclairent puissamment le sens des pages consacrées à l'Asie dans le Journal imprimé. Il s'agit en réalité d'une revanche sur 1'Europe.

En Europe nous avons été des ramasse-miettes et des esclaves, en Asie nous serons des seigneurs. En Europe nous avons été des Tatars, en Asie nous serons à notre tour des Européens (44).

Il faut se rappeler que dans le Journal des années antérieures, Dostoïevski dénonçait avec fureur la sempiternelle assimilation des Russes aux Huns, aux Mongols, aux Tatars.

Qui sont-ils, ces Russes? Des Asiates, des Tatars?(...) Ce qu'annonce (selon les Européens cette union des Slaves) c'est la conquête, la rapine, l'astuce, la perfidie, la destruction future de la civilisation, la horde mongole unie, les Tatars!( 45)

Quelques mois plus tard il citait une fois de plus le fameux mot d'origine controversée: "Grattez le Russe et vous verrez le Tartare", et ajoutait amèrement: "Nous sommes passés chez eux en proverbe" (46). L'Asie n'est donc jusque-là qu'une métaphore de la barbarie dont les Russes, aux yeux des Européens, ne sont pas encore sortis (47). L'inversion sémantique est d'autant plus remarquable en 1881: de négative, la connotation de l'Asie devient brusquement positive:

Le Russe n'est pas seulement un Européen, mais aussi un Asiatique (...) C'est peut-être l'Asie qui est, dans nos destins à venir, notre principale issue! (48)

Ici Dostoïevski anticipe sur un mouvement de pensée connu sous le nom d'eurasisme. En effet dans les années quatre-vingt K.N. Léontiev, à bien des égards continuateur de Dostoïevski et de Danilevski, rêve d'une nation "asiatique-touranienne" qui assurerait aux Slaves leur indépendance spirituelle vis-à-vis de l'Europe (49). Ettore Lo Gatto puis Georges Nivat ont étudié trois poèmes fameux qui jalonnent la marche du "panmongolisme" à l'"eurasisme": le "Panmongolisme" de Vladimir Soloviov (1894), "Les Huns en marche" de V. Brioussov (1905) et "Les Scythes" d'A.Blok (1918) (50). Vladimir Soloviov, qui se considérait parfois comme un fils spirituel de Dostoïevski, a en outre développé dans sa dernière oeuvre, Les Trois Entretiens, le thème du panmongolisme sous la forme d'un "Court récit sur l'Antéchrist" (51), qui raconte la grande guerre entre une Asie orientale unie sous la direction du Japon, et l'Europe, alors occupée à la dernière lutte contre le monde musulman. La Russie, puis l'Europe occidentale sont occupées, la nouvelle domination mongole sur l'Europe dure cinquante ans, puis disparaît après un soulèvement européen général. C'est l'heure de l'Antéchrist...

L'eurasisme apparaît aussi en cette fin du dix-neuvième siècle: le prince Ukhtomski s'attache de nouveau à la mission asiatique de la Russie, que le comte Witte s'efforce de faire passer dans les faits. Après la révolution de 1917 ce mouve-

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ment s'étend chez les émigrés, notamment à Paris. On trouve dans le livre de Pfalzgraf sur Danilevski une intéressante analyse de l'opuscule du prince N.S. Troubetzkoï, L'Europe et l'humanité, Sofia, 1920, qui fait des "Romanogermains" les adversaires du reste de l'humanité, ainsi que d'un livre collectif intitulé L'issue à l'Est, Sofia, 1921, qui préconise un nationalisme slavo-asiatique à la Léontiev (52). Les Eurasiens considéraient que le panslavisme à la Danilevski avait échoué. Leur vision de l'histoire (53), qui ressemblait plutôt à celle du Dostoïevski "asiatique" de 1881, s'est partiellement réalisée avec la prodigieuse extension de la puissance idéologique et matérielle de la Russie jusqu'à la lointaine base de Da-Nang, au Vietnam. Le sentiment de revanche sur un Occident à la fois envié pour sa richesse, méprisé pour sa faiblesse, et dénoncé comme un exploiteur des peuples tandis que l'U.R.S.S. apporte à la terre entière paix, indépendance et liberté, ces conceptions prolongent manifestement jusqu'à nos jours de la façon la plus concrète les visions de l'eurasisme, qui elles-mêmes, à travers le panmongolisme de V. Soloviov, remontent jusqu'à la controverse entre Henri Martin, Danilevski et Dostoïevski.

Ainsi le prophétisme de Dostoïevski, souvent déconcertant par son mélange d'idéalisme chrétien et de chauvinisme grand-russe, parfois odieux par ses outrances antisémites à la Céline, peut paraître finalement révélateur d'une alliance de messianisme idéologique et de volonté de puissance nationaliste, que le vingtième siècle a, pour son malheur, plus d'une fois rencontrée.

Universalisme et nationalisme alternent constamment chez Dostoïevski: espérons que l'universalisme, qui pour moi représente le vrai fond de sa pensée, triomphera pour le salut de l'humanité.

NOTES

     
  1. F. M. Dostoevskij, Polnoe sobranie sočinenii v 30 t., Leningrad, "Nauka", t.27, 1984, p.65. Cette édition sera désignée par P.S.S.
  2.  
  3. Dostoevsky Studies, vol.3, 1982, p.10.
  4.  
  5. P.S.S., t.11, p.237. Les Démons, Bibl. de la Pléiade, p. 921 .
  6.  
  7. P.S.S., t.27, p.65.
  8.  
  9. Cité dans Bibl. de la Pléiade, Journal d'un Ecrivain (plus loin désigné par J.E.), p.1484.
  10.  
  11. V.S.Soloviov, Sobranie sočinenij, SPb 1888-1907, t.5, p. 381-3. (L'article intitulé Russkij nacionaljnyj idéal occupe les p.379-387.)
  12.  
  13. Dmitri Mérejkovski, L'âme de Dostoïevski. Le Prophète de la Révolution russe, Paris, 1922. Ce livre fut écrit en 1905 dans les remous de la révolution et de la guerre russo-
     

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      japonaise. "Comme il advient souvent avec les prophètes, le sens réel de ses prophéties lui est demeuré caché" (p.8).
  14.  
  15. N. Berdiaieff, L'esprit de Dostoïevski, Paris, Stock, 1974, p.20, Dans son article de 1938 sur Dostoïevski, Paul Nizan faisait écho à Berdiaieff: "En Russie, le Grand Inquisiteur a fini par triompher".
  16.  
  17. Ibid., p.231-2.
  18.  
  19. Cité par S. Hackel, D.S., vol.3, p.5.
  20.  
  21. Hans Kohn, Panslavism, its History and Ideology, Notre- Dame, 1953, trad. Le Panslavisme - son histoire et son idéologie, Paris, Payot, 1963, p.170.
  22.  
  23. A.L. Osnovat, "K izučeniiu počvenničestva (Dostoevskij i Ap. Grigor'ev)", dans Dostoevskij - Materialy i issledovanija, 3, Leningrad, "Nauka", 1978, p.144-150.
  24.  
  25. Lettre à A.N. Maikov (18-01-1856) dans F.M. Dostoevskij, Pis'ma, éd. Dolinin, t.1, p.165 et P.S.S., t.28/1, p.208.
  26.  
  27. Cité par Osnovat, p.149.
  28.  
  29. P.S.S., t.13, p.509.
  30.  
  31. P.S.S., t.18, p.37 et Bibl. de la Pléiade, Récits, chroniques et polémiques, p.965.
  32.  
  33. Pis'ma, éd. Dolinin, t.2, p.181 (lettre à Strakhov du 18/ 30 mars 1869). Correspondance de Dostoïevski, trad. Nina Gourfinkel, Paris, Calmann-Lévy, 1961, t.4, p.48.

    17 bis. Voir Hans Kohn, "Dostoevsky and Danilevsky: Nationalist Messianism", dans Ernest Simmons (ed.), Continuity and Change in Russia and Soviet Thought, Cambridge (Mass.), 1955, p.500-515. 
     
  34. Konrad Pfalzgraf, Die Politisierung und Radikalisierung des Probleme Russland und Europa bei N.J. Danilevskij, dans Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, Bd 1, Berlin, 1954, p.55-204.
  35.  
  36. Robert E. MacMaster, Danilevsky, A Russian Totalitarian Philosopher, Harvard U.P., Cambridge (Mass.), 1967 (Russian Research Center Studies, 53). Il regarde Dostoïevski comme "a most interesting case of a Humanist thinker who occasionally lapsed in a totalitarianism not dissimilar in many ways from Danilevsky's" (p.131). Voir du même auteur, "Dostoevsky and Spengler, a new interpretation", Journal of Modern History, 26/2, juin 1954, p.154-161; R. Pletnev, "O. Spengler o Dostoevskom i Rossii", Novyj Žurnal, 145 (1981), p.260-270.
    19 bis. Voir D.V. Grišin, Dnevnik pisatelja F.M . Dostoevskogo, Melbourne, 1966, p. 1:32-135.


  37.  

    30


       
  38. A.G. Dostoevskaja, Vospominanija, M.-L., 1971, p.237-238. Une note importante sur Danilevskij dans P.S.S., t.26, p.401-2, renvoie aux lettres où l'auteur parle de Danilevskij, fouriériste revenu à la Russie etc.
  39.  
  40. P. S. S., t.12, p.233-4. Bibl. de la Pléiade, Les Démons, p.226-7. Šatov, comme le Kelsev de Herzen (Byloe i dumy, 7ème partie, chap. 2), sont des "raskajaščiesja nigilisty", des "nihilistes repentis" (Dolinin, Pis'ma, t.2, p.398); Dostoïevski et Danilevski sont, eux, des fouriéristes repentis. Aujourd'hui comme hier, les "pentiti" (que leur "repentir" soit sincère ou non, intéressé ou spontané) aident à réprimer le crime organisé et le terrorisme en expliquant leur organisation, leur idéologie, leurs objectifs etc. 
  41. "etnografičeskij material", P.S.S., t.12, p.234, Pléiade p.267. N.Ja. Danilevskij, Rossija i Europa. Vzgljad na kul'turnye i političeskie otnošenie Slavjanskogo mira k Germano-romanskomy. SPb, 1889, XL-610 p. Une réimpression accompagnée d'une importante introduction de Iou. Ivask est parue chez Johnson Reprints en 1966. Une traduction allemande de Karl Nötzel (texte abrégé en 329 p.) en 1920. Le "matériel ethnographique" est p.88 de l'éd. de 1889.
  42.  
  43. Pfalzgraf, op.cit. p.166-7 (note 230), reproche cette confusion à H. Kohn et à A. von Schelting. Il cite une étude de Fedor Stepun, Dostojewskij - Weltschau und Weltanschauung, Heidelberg, 1950, où une utile distinction est établie entre "idée" (transcendante) et "idéologie" (système d'illusions destiné à masquer un appétit de pouvoir) . Le nationalisme religieux de Šatov relève, comme la doctrine du surhomme de Kirillov, de l'idéologie (p.50). Un autre texte de F. Stepun paru d'abord en 1962 dans son livre Vstreči se retrouve dans F.M. Dostojevskij 1881-100-1981, London, 1981 sous le titre "Besy i bol'ševistkaja revolucija". On y lit p.176 (ma traduction): "Il faut reconnaître que l'idéologie de Chatov (Šatovščina) est plus proche du nationalisme païen des Allemands et en particulier de Hitler, que de l'historiosophie nationale et orthodoxe de Dostoïevski".
  44.  
  45. P.S.S., t.23, p.101 et Pléiade, Journal d'un Ecrivain, p.664.
  46.  
  47. P.S.S., t.24, p.63 et Pléiade, p.833.
  48.  
  49. P.S.S., t.26, p.85 et Pléiade, p.1275. 
  50. Danilevski avait publié en 1877 dans la revue Russkij mir plusieurs articles, "O nastojaščej vojne", "Evropa i russko-tureckaja vojna", "Prolivy", "Konstantinopol'".
  51.  
  52. P.S.S.,  t.23, p.70. Pléiade p.620. Sur Granovski, voir en dernier lieu Priscilla R. Roosevelt, Apostle of Russian Liberalism : Timofei Granovsky, 1986, 225 p. 
  53. "Opjat' i poslednij raz "proricanija", P.S.S., t.26, p.87 
  54. 31

     

  55. P.S.S., t.27, p.19 "žaždy (...) velikogo, vseobščego, vsenarodnogo, vsebratskogo edinenija vo imja Khristovo." Pléiade, p.1436.
  56. P.S.S., t.27, p.19: naš russkij "socializm".
  57.  
  58. Journal d'un Ecrivain, avril 1878, Pléiade, p.978.
  59.  
  60. Ibid., septembre 1877. Encore en 1880 (Pléiade 1403-4), il prévoit l'effondrement total, effroyable de l'Europe, après une guerre suivie de révolutions. La lutte inévitable entre la Russie et l'Europe dans Danilevski, op. cit., p.472-3.

     33 bis. Henri Martin, La Russie et l'Europe, Paris, Furne, Jouvet et Cie, 1866, VI-431 p. Citation p.II-III. La lutte inévitable entre la Russie et l'Europe, p.V-VI.

  61.  
  62. P.S.S., t.27, p.38. Pléiade, p.1465.

    34 bis. Chiffres cités dans le Nouvel Economiste, 25 juillet 1986, p.56.
  63.  
  64. "Eto "strana svjatykh čudes", i izrek èto samyj r'janyj slavjanofil", P.S.S., t.27, p.36 et Pléiade p.1461. Il s'agit de Khomiakov et de sa poésie Mečta (1835). Dostoïevski a souvent cité ces mots, voir la note P.S.S. p.317.
  65.  
  66. P.S.S., t.27, p.35, Pléiade p.1460. MacMaster, op.cit., p.139, à propos du livre de Danilevski parle d'un "complexe d'Oedipe rampant", l'Europe jouant le rôle du père et la Russie celui de la mère. Une relecture de L'Adolescent à la lueur de cette remarque éclairerait sans doute les rapports ambigus entre Arkadii, Versilov et Makar Ivanovič.
  67.  
  68. "Missija naša civilizatorskaja v Azii", P.S.S., t.27, p.37 et Pléiade, p.1463.
  69.  
  70. Cité en allemand par Pfalzgraf, op.cit., p.99, n.138, d'après M.P. Pogodin, Politische Briefe aus Russland. Aus der russischen Handschrift übersetzt, Leipzig, Wigand, 1860, p.195. Voir en dernier lieu Ulrich Picht, M. P. Pogodin und die slavische Frage. Ein Beitrag zur Geschichte des Panslavismus, Kieler Historische Studien Bd 8, Klett-Cotta, 1969. Peut-être un écho atténué, sans rapport avec l'Asie, dans Journal d'un Ecrivain, janvier 1877, Pléiade p.863: l'Europe englobe toute la race de Japhet jusqu'à Sem et Cham.
  71.  
  72. Danilevskij, op.cit., p.65.
  73.  
  74. Ibid., p.63, cité par H. Kohn, Le Panslavisme..., p.160.

    40 bis. Dans une note a la fin de son ouvrage (p.316-7), avant les "éclaircissements" fort intéressants qui le complètent, Henri Martin assigne à la Russie une mission historique en Asie: "Les établissements de la Russie dans

    32


    l'extrême Orient offrent aujourd'hui un grand problème. Si les Moscovites n'étaient pas campés au coeur de l'Europe, où ils ne peuvent faire que du mal, nous ne nous inquiéterions pas de les voir créer quelque chose sur le fleuve Amour, où il n'y avait rien, et nous n'entendons pas nier, par exemple, que les communications télégraphiques entre les deux hémisphères, à travers les déserts du nord du globe, soit en elle-même un progrès. Un vaste champ d'activité pourrait être là ouvert légitimement aux Moscovites pour appliquer les leçons qu'ils ont reçues de l'Europe et qu'ils tournent contre l'Europe (...) Quant à la Sibérie, que le gouvernement moscovite craint et évite de développer, il peut y trouver un jour le châtiment direct de la façon dont il l'a peuplée." Cf. également p.7: " Un Etat qui avait sa raison d'être (...) celle de porter les formes extérieures de civilisation qu'il a empruntées à l'Europe, et l'activité dont il participe, jusque dans l'extrême nord et l'extrême orient de l'Asie, et de faire entrer ces vastes régions stagnantes dans le mouvement général du monde moderne..."

    Ces passages me semblent la vraie source de l'"asiatisme" du Journal de 1881, d'autant plus que Danilevski s'y réfère visiblement p. 64 et 65 de Rossija i Evropa, lorsqu'il décrit ironiquement l'européisation éventuelle de l'Asie: "Ce serait des canaux, des chemins de fer sur des dizaines de milliers de verstes, pour ne rien dire des télégraphes (!), i kakoj by slavnyj far East otkryvalsja v dal'nej Perspektive!" On aurait ainsi des Etats-Unis d'Europe orientale, ou, si vous préférez, d'Asie occidentale - dirigés en fait par les Anglais ou les Américains, "nos véritables civilisateurs européens". Faisons tout cela nous-mêmes et le plus tôt possible, répond en substance Dostoïevski, pour devancer les autres Européens et les Américains. 
  75. P.S.S., t.27, p.112 et note p.375.
  76.  
  77. P.S.S. , t.27, p.86.
  78.  
  79. P.S.S., t.27, p.87. Atténué dans le Journal publié, t.27, p.38 et Pléiade p.1464.
  80.  
  81. P.S.S., t.27, p.36, Pléiade, p.1462.
  82.  
  83. P.S.S., t.23, p.108, Pléiade, p.673 (septembre 1876). 
  84. P.S.S., t.25, p.22, Pléiade, p.862. (janvier 1877).
  85.  
  86. "Nado prognat' lakejskuiu bojazn', čto nas nazovut v Evrope aziatskimi varvarami", P.S.S., t.27, p.33, Pléiade, p.1456. Ce peut être encore une réplique à Henri Martin, qui avait développé la théorie "touranienne" selon la quelle les Russes n'avaient rien de commun avec l'Europe, étant issus de peuples à instinct nomade, variables, peu perfectibles et inaptes à tout gouvernement libre (chap. II, Aryas et Touraniens).
  87. 33

     

  88. P.S.S., t.27, p.33, Pléiade, p.1456.
  89. Voir une analyse dans Pfalzgraf, op.cit., p.188-193. Le livre de K.N. Leontiev, Vostok, Rossija i slavjanstvo. Sbornik statej, est paru en 2 volumes à Moscou en 1885-6. Leontiev déclare que le livre de Danilevski lui a servi de base de départ.
  90.  
  91. Ettore Lo Gatto, "Panmongolismo di V. Soloviev, I venienti Unni di V. Brjusov e Gli Sciti di A. Blok", dans For Roman Jakobson. Essays on the occasion of his 60th birthday, L'Aia, 1956, p.295-300. Georges Nivat, Vers la fin du mythe russe (ch.9 du "panmongolisme" au "mouvement eurasien") L'Age d'Homme, 1982. Michel Cadot, "Cosaques, Huns, Mongols: les nouveaux barbares dans l'imaginaire européen de 1814 à 1918", communication au Congrès de littérature comparée de Grenade (Espagne), 1986 (actes à paraître).
  92.  
  93. V. Soloviev, Conscience de la Russie, textes choisis et présentés par Jean Gauvain, Paris, Desclée de Brouwer, 1950, p.145-184. Voir N. Zernov, Three Russian Prophets: Khomiakov, Dostoevsky, Solovev, New York, Haskell House, 1954.
  94.  
  95. Pfalzgraf, op.cit., p.193-4, n.308. N.S. Trubeckoj, Evropa i čelovečestvo, Sofia, 1920. Iskhod k Vostoku, Sofia, 1921. Le livre le plus précis est celui d'Otto Böss, Die Lehre der Eurasier. Ein Beitrag zur russischen Ideengeschichte des 20. Jahrhunderts, Wiesbaden 1961 (Veröffentlichungen des Osteuropa-Instituts München, Bd 15). Rappelons encore une fois que plus de cinquante ans avant les théories touraniennes de N.S. Trubeckoj ("O turanskom èlemente v russkoj kul'ture, dans Evrazijskij Vremennik, kn.4) et de V.P. Nikitin (Iran, Turan i Rossija, kn.5), on pouvait lire à la fin du livre de Henri Martin: "Le vieux monde est ou sera tout entier engagé: la lutte chantée par la mystique épopée de la Perse, la lutte d'Iran et de Touran, qui a rempli le monde primitif, se renouvelle à la fin des âges sur une échelle immense" (p.316) .
  96.  
  97. Un choix important de textes traduits en américain de Soloviov à N.S. Trubeckoj dans M. Bohachevskiy-Chomiak et B. Glatzer-Rosenthal (éd.), A Revolution of the Spirit: Crisis of Value in Russia 1890-1918, 1986, 350 p. Une lucide analyse de l'esprit politique des "eurasistes" des années 20 dans Leonid Pliouchtch, "Quelques remarques concernant l'antiparallélisme entre les 'Eurasismes' russe et ukrainien dans les années 1920", dans le recueil Ukraine 1917-1932. Renaissance nationale, Paris, Munich, Edmonton, 1986, p.317-334. On y lit notamment: "(Danilevski), sous l'influence du complexe d'infériorité "européen", développa un modèle cyclique de l'histoire des cultures et devint une source d'inspiration pour Spengler et pour ses équivalents slaves - les "scythes" et les "eurasistes" (p. 325).
University of Toronto