Dostoevsky Studies     Volume 7, 1986

Le Retournement. Du spirituel dans La Douce et Le Rêve d'un homme ridicule

Jacques Catteau, Université de Paris-Sorbonne

Mixail Baxtin a fait de Bobok, la Douce et du Rêve d'un homme ridicule des "oeuvres-clefs" de la création romanesque de Dostoevskij.(1) A partir de cette trilogie de nouvelles fantastiques, il a cherché et retrouvé dans les cinq grands romans de l'écrivain les formes libres de la ménippée et de la carnavalisation. Ce faisant, il a orienté l'éclairage sur les genres et les formes, sur ce qu'il appelle la vision littéraire de Dostoevskij. Il nous a éblouis par la sagacité et la cohérence théorique de sa construction, mais... aveuglés aussi. Quelle est la signification profonde de ces nouvelles du Journal d'un écrivain? Baxtin analyse le comment, il ne dit pas le pourquoi. Où se loge le spirituel dans son étude? Aurait-il négligé la profession de foi de l'auteur du Journal d'un écrivain de décembre 1876, juste un mois après la publication de la Douce:

Le but principal du Journal a été jusqu'à à présent d'éclairer dans la mesure du possible l'idée de l'originalité de notre individualité spirituelle nationale et de la faire ressortir autant que possible des faits que présente l'actualité.(2)

Quelle est la finalité spirituelle des nouvelles la Douce et le Rêve d'un homme ridicule en particulier? Quelle révélation Dostoevskij voulait-il apporter au lecteur et par quelles voies? Quelle thématique abordait-il enfin après des années de tergiversations?

On ne peut répondre à cette interrogation qu'en replaçant la Douce et le Rêve d'un homme ridicule à la fois dans l'histoire de l'évolution de la création romanesque et dans l'histoire du lent cheminement de Dostoevskij vers l'équilibre spirituel des Frères Karamazov. Encore une fois les structures et les genres ne peuvent être abordés sans qu'on prenne en considération la formidable puissance spirituelle qui les suscite et les anime.

x   x   x

Après le Journal d'un écrivain de 1873, Dostoevskij se tourne à nouveau vers le roman. De juillet à septembre 1874, il s'interroge sur la composition. L'Adolescent, Arkadij, est enfin promu héros central et narrateur: ce sera une confession-chronique. Le 14 octobre, le romancier se souvient des reproches que Straxov lui avait faits sur l'excessif foisonnement des personnages, sur la multiplication outrancière des scènes et des événements dans les Démons:

36

Pour le contenu, l'abondance et la diversité des idées, vous êtes le premier, et même Tolstoj à côté de vous est monotone (...) vous encombrez vos ouvrages et les compliquez trop. Si le tissu de vos récits était plus simple, ils agiraient plus fortement...(3)

L'auteur des Démons avait reconnu qu'il souffrait et avait toujours souffert de ce défaut:

Une foule de romans et de récits distincts se glissent ensemble dans un seul, si bien qu'il n'en résulte ni mesure, ni harmonie.(4)

Et précisément, ce 14 octobre 1874, pour ne pas tomber dans l'ornière habituelle, le romancier se fixe une règle imperative:

Eviter la faute commise dans l'Idiot et les Démons, à savoir avoir représenté les événements secondaires d'une façon incomplète, allusive, romanesque, les avoir étirés en longueur, en actions et en scènes, mais sans la moindre note explicative, avec des énigmes et des allusions, au lieu d'expliquer franchement la vérité. Comme épisodes secondaires, ils ne devaient pas mobiliser l'attention du lecteur; au contraire ils obscurcissaient le but essentiel...(5)

Dans le roman achevé, l'Adolescent, Dostoevskij a résolu le dilemme d'une manière décisive. D'une part, il y a la chronique centrée autour et assumée par le héros, qui instaure l'unité. Et d'autre part, il y a l'insertion subtile d'histoires étrangères ou presque à l'action, racontées en "chapitres séparés" (6) par des personnages qui leur confèrent un caractère de dits (skaz), de récits oraux venus de l'immense pays de l'expérience universelle et éternelle, de la sagesse et de la tragédie humaines. Ces nouvelles enchâssées dans la chronique, et dont on est "libre de sauter le récit"(7) sont nombreuses: la tragique histoire d'Olja qui, de souffrance et d'orgueil, finit par se pendre, racontée par sa mère; l'anecdote cocasse et leskovienne de la grosse pierre que l'astuce d'un moujik russe sut faire disparaître, racontée par le conseiller Petr Ippolitovič; l'apologue de l'ex-soldat, qui ayant avoué un pillage, pardonné, plus exactement déclaré "non-coupable", ne peut supporter son péché et se pend; et surtout la merveilleuse et cruelle histoire du "petit garçon à l'oiseau" et du marchand Skotobojnikov qui trouve sa rédemption dans l'amour et le renoncement au monde. On remarquera que ces nouvelles-apologues, pour la plupart, traitent du suicide ou de la rédemption et n'appartiennent pas au narrateur. Unités achevées, étrangères à la chronique, ces nouvelles-apologues signifient la pensée et le point de vue supérieur du 'romancier. Le procédé sera magistralement repris dans les Frères Karamazov, grâce aux deux grands conteurs de Vies et de Légendes que sont, chacun dans son style, le starec Zosima et Ivan Karamazov. Les chapitres "Le mystérieux visiteur" et "Le Grand Inquisiteur" seront les deux diamants du dernier roman de Dostoevskij. On notera encore que ces deux nouvelles-apolo-

37

gués traitent du grand thème du paradis sur terre, de la foi ou du refus de Dieu.

On n'a pas assez remarqué que cette nouvelle ligne créatrice où chronique et nouvelles-apologues s'équilibrent harmonieusement, se manifeste également dans le Journal d'un écrivain de 1876 et de 1877. Le publiciste a retenu les leçons et les règles du romancier de l'Adolescent; il recourt aux nouvelles-apologues, ce sont essentiellement la Douce et le Rêve d'un homme ridicule qui traitent des mêmes grands thèmes et acquièrent une valeur exemplaire d'absolu. L'argument qui consiste à dire un peu rapidement qu'elles traduisent une nostalgie de romancier trop heureux d'imaginer et de faire une pause dans le flux du discours engagé, et qu'elles sont en quelque sorte une respiration d'écrivain, ne suffit pas à expliquer leur présence. Ces nouvelles-apologues jouent le même rôle que les histoires serties dans le roman: "elles expliquent franchement une vérité", une vérité supérieure, ultime marquée d'éternité et d'universalité. Toutefois, les rôles sont inversés: dans le roman ces nouvelles affirment de plus en plus fortement la voix et le point de vue du romancier et ce, en contrepoint de la polyphonie; dans le Journal où Dostoevskij s'exprime en son nom, ces nouvelles apportent une vérité qui semble venir d'ailleurs, d'en haut. Ce sont des voix anonymes, "invisibles" comme dirait I. Babel', qui montent. On ne peut pas en effet ne pas remarquer que les héros-narrateurs, que ce soit l'étrange journaliste de Bobok, que ce soit le mari de la Douce, ou l'Homme ridicule, sont des voix sans nom, comme l'était l'Homme du sous-sol. Cette volonté constante de maintenir l'anonymat doit nous retenir.

C'est ainsi qu'à partir de 1874, une évolution créatrice s'est dessinée chez Dostoevskij, qu'il soit romancier ou publiciste: l'insertion dans le discours dominant, quel qu'il soit, de nouvelles-apologues à thème métaphysique, porteuses d'une vérité supérieure.

x   x   x

D'ordinaire, on considère le Journal d'un écrivain comme une tribune où Dostoevskij dit son engagement national et spirituel. Sur le plan créateur, on en fait le laboratoire du romancier. Ce domaine a été amplement exploré par la critique: le Journal de 1873 a fourni nombre de matériaux factuels, thématiques et idéologiques pour l'Adolescent et l'ample moisson sur les questions de l'enfance martyre, les tribunaux, la nation et le Christ russes etc. du Journal de 1876, puis de 1877, a nourri les Frères Karamazov. Mais en ce qui concerne les nouvelles du Journal, il faut effectuer une révolution copernicienne: ce sont les romans qui constituent le laboratoire du nouvelliste-publiciste. Dostoevskij joue sur la mémoire collective de ses lecteurs et il exhume sans vergogne, sans souci de se répéter, "vieilles connaissances", vieux projets, images et thèmes déjà traités. Ressurgissent fillettes offensées, jeunes femmes fières et humiliées, hommes du sous-sol, discoureurs silencieux qui tournent dans la cage de leur humiliation et de leur orgueil et font payer

38

à leurs victimes la souffrance qu'ils endurent. Qu'apporté le mari de la Douce à la stature de l'Homme du Sous-sol? Qu'apporté de plus l'Homme ridicule, avant son rêve, aux Stavrogin et Kirillov, ou même à Ippolit? Les thèmes eux-mêmes sont récurrents: l'âge d'or sous sa forme de guerre fratricide suivie d'une résurrection est déjà décrit dans le rêve de Raskol'nikov à l'épilogue et dans les songes de Stavrogin et Versilov. Même dans le détail, la pensée de l'Homme ridicule à propos de l'inanité du remords (son offense à la petite fille) à la veille du suicide ou du départ sur une autre planète n'est qu'un développement d'une pensée identique de Stavrogin.(8) Tout se passe comme si Dostoevskij nouvelliste rassemblait les météorites de l'univers romanesque pour en tailler ces bijoux que sont les nouvelles. Où est donc la nouveauté, où est la "parole nouvelle" (novoe slovo)?

Il faut passer par la forme pour atteindre la substance. Baxtin - que j'admire beaucoup - commet une erreur méthodologique en partant des nouvelles de l'écrivain pour remonter aux romans. Dans l'histoire de la création, c'est le contraire qui s'est produit. Dostoevskij a écrit ces nouvelles en partant des romans mais en s'émancipant des contraintes romanesques que sont la fabula, la complexe humanité, l'écheveau des destins, la durée et l'espace vécu. Et ce dégagement du roman, il l'a appelle fantastique. Qu'on ne s'y trompe pas, le fantastique chez Dostoevskij n'est pas l'intrusion de l'insolite dans un monde réel mais la liberté pleine de l'écriture. Le prologue de la Douce ne laisse aucun doute sur ce point. Certes il y a des pages fantastiques dans les romans (par exemple l'hallucination d'Ivan Karamazov), des rêves aussi, mais le fantastique des nouvelles réside, il faut le répéter, dans la négation, l'éviction des contraintes romanesques. Le temps dans le roman est concentré, accéléré, théâtralement segmenté mais il est solidement établi. L'espace dans le roman est itinéraire mémorisé, visée en fonction de l'action mais il existe. Dans la nouvelle - voyez le Rêve d'un homme ridicule - temps et espace sont éclatés et la notion de chronotope inapplicable. Dans le roman, s'agite dans un mouvement brownien une humanité surpeuplée; la nouvelle aime le huis clos à deux ou trois personnages qui ne représentent pas tel ou tel individu mais l'homme sans nom, affronté à une situation exceptionnelle, hors des contingences historiques et libéré des nécessaires relations interpersonnages. L'anonymat garantit l'universalisme. La nouvelle entre immédiatement dans la crise sans le long biographisme romanesque, accède brutalement au paroxysme. Les héros y sont au point de rupture, face à la mort, la leur, celle de l'autre. Dans le roman, le destin; dans la nouvelle, le tout est possible, immédiatement, même ce qui paraît inexplicable, indicible.

x   x   x

Quel est cet indicible? On approchera de la solution lorsqu'on aura relevé deux traits communs aux récits en question. Premièrement, la Douce et le Rêve d'un homme ridicule mettent en scène des héros qui sont, au départ, des athées. Le mari de la Douce, et une variante du récit le souligne encore

39

plus nettement,(9) est un incroyant qui a oublié - oubli freudien et hautement improbable pour un Russe du XIXe siècle - qui est l'auteur du fameux précepte d'amour: "Hommes, aimez-vous les uns les autres, qui a dit cela? De qui est-ce le testament?"(10) Le héros du Rêve est un indifférent, un étranger au sens camusien du terme: tout lui est égal. Ces hommes sont écrasés par la puissance de l'inertie (kosnost') comme le démontre excellemment Liza Knapp.(11) Et voici que, deuxièmement, ils approchent et reçoivent une vérité par des voies irrationnelles: le délire, le rêve, l'hallucination, des voies surréelles, paradoxales. Il y a donc retournement de l'être, dans l'acception que donne à ce terme Vladimir Volkoff.(12) Que se passe-t-il à la fin de la Douce: le mari de la suicidée tente un bilan des multiples motivations possibles du geste désespéré de sa jeune femme, sans s'arrêter à aucune, sinon dans un aveu fugitif, aussitôt refoulé de sa propre culpabilité: "Je l'ai torturée, c'est ça!"(13) La vérité lui apparaît, en négatif, en creux, dans l'extraordinaire vision finale d'un monde mort, d'un soleil mort, d'un désert de cadavres. Et avant de retomber dans son indéracinable solipsisme, il balbutie inconsciemment sa première prière. Nous sommes en présence de l 'acte manqué de la conversion. En revanche, l'Homme ridicule a reçu la foi et malgré le spectacle de la dégradation des "enfants du soleil",' il se déclare croyant fervent dans la vérité de cet âge d'or.

Mais comment n'aurai-je pas cette foi: j'ai vu la Vérité, je ne l'ai pas découverte par une opération de l'esprit, je l'ai vue, vue, et sa vivante image a empli mon âme à jamais.(14)

Peu importe qu'il s'agisse d'un rêve, d'un délire ou d'une hallucination, peu importe même que le paradis ne soit pas de ce monde, l'Homme ridicule marchera, marchera "pour mille ans s'il le faut", prêchant aux rieurs la Vérité. Il s'agit là d'une authentique conversion de nature autre que religieuse - le mot Dieu n'est pas prononcé mais le même précepte d'amour est repris: "Aime les autres comme toi-même, voilà le principal"(15) - , c'est-à-dire d'une brusque illumination, d'un miracle, d'un renversement total, tel que le décrit Joseph Frank dans son ouvrage Dostoevsky, The Years of Ordeal en s'appuyant sur les acquis de la neuropsychiatrie et l'étude de William James Varieties of Religious Experience (16). Le héros du Rêve en est fort conscient puisqu'il précise que ce retournement n'a pas eu lieu par "une opération de l'esprit". C'est du fond de leur désespoir, de leur désespérance rationalisée que par un sursaut qui dépouille le vieil homme par une manière de "mort" à soi, selon l'expression du converti Paul Claudel(17), que les héros accèdent à la foi. Le mari de la Douce rate sa conversion et demeure à jamais sur le palier, le héros du Rêve la réussit et franchit la porte. Peut-être le premier, dans son immense effort d'analyse, d'examen, a-t-il trop privilégié l'esprit introspectif et pas assez le délire qui recèle l'éclair venu de l'extérieur! Telle est la révélation des nouvelles du Journal d'un écrivain de 1876 et 1877: la saisie du processus irrationnel de la conversion, retournement soudain, immédiat, incompréhensible de la personnalité.  Seule l'écriture "fan-

40

tastique", qui privilégie le surréel (rêve, délire, hallucination) et s'exerce dans la fulgurance nue de la nouvelle, permet une telle entreprise. Seul le fantastique qui mime la mort et retourne la vie peut raconter une conversion, une adhésion définitive de l'être.

x   x   x

A-t'on jamais réfléchi non pas au thème de la conversion mais à 1'histoire du thème de la conversion dans la création dostoevskienne. Il semble qu'en tant qu'écrivain, Dostoevskij ne l'ait abordé qu'après sa propre conversion au peuple russe, telle que la décrit si profondément Joseph Frank. Et encore il demeurera longtemps silencieux sur sa propre expérience, même dans sa correspondance avec son frère Mixail comme s'il craignait de n'être pas compris ou se sentait impuissant à la dépeindre. Longtemps, il se bornera à dire qu'elle a été et fuira sa description phénoménologique. L'auteur de Crime et châtiment s'en débarrasse en quelques lignes à la fin du roman mais la crise qui ouvre cette conversion est précisément décrite comme dans les nouvelles de 1876 et 1877. C'est par le rêve du fratricide et de l'élection d'hommes nouveaux que vit Raskol'nikov malade, à l'épilogue, que se produit le retournement du criminel, qui accédera à Dieu beaucoup plus tard. Ce thème est encore abordé à la fin des Démons dans le délire d'agonie de Stepan Trofimovič mais il ne s'agit pas d'une conversion qui suppose la résurrection de l'être intérieur, ce n'est qu'un espar de lucidité. En 1873, dans le Journal d'un écrivain, "Une des contre-vérités du temps présent", Dostoevskij à propos de sa propre conversion se montre aussi laconique que dans sa correspondance d'après le bagne. En 1874, dans les carnets de l'Adolescent, il tente d'aborder le sujet de front en créant un personnage qui porte significativement le prénom de Fëdor et le patronyme de Fëdorovič.(18) Ce messager de la prédilection secrète du romancier est le type parfait du converti: fanatique révolutionnaire, athée à la Belinskij, nullement effrayé par la logique sanglante de la destruction, communiste prêt à corriger le système du Christ comme le fut le Petraševec Dostoevskij, il devient subitement chrétien:

Mais soudain il est frappé par quelque chose: le nourrisson abandonné. Et immédiatement il se met à aimer les enfants et devient chrétien (...) Tu n'est pas loin du royaume de Dieu, lui dit quel-qu'un. Tu as mêlé le christianisme et le communisme. Mais cet impossible compromis beaucoup le font, il est vrai, aujourd'hui.(19)

Par ce personnage de converti, Dostoevskij revenait à son projet fondamental, la Vie d'un Grand Pécheur, ébauche des années 1869 - 1870, où les quelques pages rédigées montrent que le romancier, si prolixe dans la description des crimes et méfaits de son héros, ne pouvait encore dépeindre une conversion relatée, expédiée - dirai-je - en quelques lignes. (20) Dans ce projet demeuré à jamais dans les limbes de la création, Fëdor Fëdorovič passe par l'amour de l'enfance malheureuse pour "se retourner" du jour au lendemain, ainsi feront l'Homme ridicule et Dmitrij Karamazov lors de son rêve du "petiot". L'enfant qui pleure symbolise le peuple

41

russe souffrant et absous de tout péché. Fëdor Fëdorovič, l'Homme ridicule et Dmitrij sont des convertis d'abord à l'amour des hommes, médiation vers le Royaume de Dieu.

Ce n'est gué précisément en février 1876, dans l'épisode du paysan Marej du Journal d'un écrivain que Dostoevskij, évoquant un des moments les plus désespérés de son séjour au bagne, racontera le processus fulgurant de sa conversion, son adhésion immédiate et ultraparadoxale au peuple russe, qui l'acheminera lentement à Dieu. Là encore, on retrouve l'enfant - lui-même - et le peuple - Marej - et, tous les termes le soulignent, le miracle foudroyant:

Et quand je descendis de ma couchette de planches et portai les yeux autour de moi, je me souviens que je sentis soudain que je pouvais considérer ces infortunés d'un tout autre regard et que tout à coup, par une espèce de miracle, s'était entièrement évanouie toute haine et colère dans mon coeur. (21)

Dans ses deux nouvelles de 1876 et 1877, Dostoevskij, comme libéré par sa confidence, réunit dans sa main puissante tous les éléments de la conversion: le face à face avec la mort conçue comme mise en question de l'être (suicide), l'illumination jaillissant de l'extérieur (hallucination, rêve, délire, vision), le retournement immédiat et total de l'être en dehors de toute opération de l'esprit, le saut aux antipodes, l'écriture fantastique qui seule peut parler miracle.

Plus tard, dans les Frères Karamazov, l'oeuvre de l'équilibre spirituel, Dostoevskij saura se passer du fantastique pour décrire le processus de la conversion, sauf dans un cas très proche des nouvelles de 1876 et 1877. On y voit comme dans un jeu de miroirs, face à une immense souffrance et à la proximité de la mort, les conversions se succéder en cascade, toujours surprenantes, toujours totales: celles de Markel', une manière d'anti-Ippolit, de Zosima, du mystérieux visiteur. A chaque fois, le précepte de l'amour, tel qu'il est exposé à la fin de la Douce et du Rêve d'un homme ridicule, est affirmé. Demeure le cas de Dmitrij qui, lui aussi, à la sortie de son rêve sur le "petiot", se réveille converti à l'amour et à la souffrance. Dostoevskij, dans ce passage, retrouve la veine des nouvelles de 1876 et 1877: le rêve - dont Dostoevskij affirmait qu'il est gouverné par le coeur, le désir, et non la tête et la raison - est le canal obligé de la conversion de Dmitrij:

J'ai fait un beau rêve, messieurs, dit-il d'un air étrange, avec un visage tout nouveau qui semblait illuminé par la joie.(22)

x   x   x

En conclusion, on peut s'interroger sur la longue réticence de Dostoevskij-artiste à peindre la conversion. Il n'a vraiment rompu le silence et franchi le seuil qu'en 1876, alors que le thème est largement abordé dans ses carnets, surtout dans "la Vie d'un grand pécheur", donc depuis 1869. Sans doute y-a-t'il à ce blocage des raisons d'ordre personnel.

42

mais l'explication la plus probable est à chercher dans la difficulté créatrice. Le doute, ancré dans le rationnel, qu'on pense à Ivan Karamazov et à ses nombreux ascendants, ne fait pas problême pour le discours romanesque, la foi déjà conquise non plus, tandis que le jaillissement premier de la foi, que ce soit dans l'amour du peuple, qu'il s'agisse corollairement de la vraie foi en Dieu, relève plus de la poésie, de l'effusion, du coup de foudre. N'étant pas poète au sens banal du terme, Dostoevskij a cherché les voies pour dire la conversion sans que le miracle fût déprécié, sans qu'il fût rationalisé. Le souvenir l'a libéré, le fantastique lui a fourni la forme adéquate sur le plan créateur, c'est-à-dire la nouvelle désencombrée des contraintes romanesques et d'un dénûment cistercien, la transcription de la fulgurance de la crise, avant que, dans son dernier roman, il ait enfin la hardiesse de dépeindre la conversion en toute sérénité, telle qu'elle est: une grâce surgie au coeur du doute négateur le plus profond. Nouvelles de la catharsis, frôlée ou réussie, la Douce et le Rêve d'un homme ridicule constituent dans le même temps une catharsis du créateur, de l'artiste. On peut la dater: 1876-1877.

NOTES

  1. M. Baxtin, Problemy poetiki Dostoevskogo, M., 1963, 184.
  2. F.M. Dostoevskij, Polnoe sobranie sočinenij v tridcati tomax (PPS), L, 1982, t.24, 61.
  3. Russkij sovremennik, 1924, kn. I, 200.
  4. F.M. Dostoevskij, Pis'ma, t. II., M-L. , 1930, 358.
  5. PPS, t.16, 175.
  6. Ibid., 164: "Au cours du roman (et de plus en plus sou vent vers la fin) délaisser l'adolescent, et en chapitres séparés se tourner vers les autres personnages dans un récit au nom de l'auteur. C'est ainsi gué sera dévoilé l'épisode du suicide du petit garçon à l'oiseau."
  7. PPS, t.13, 309: "On est libre de sauter le récit d'autant plus que je le raconte dans le style."
  8. Comparer les réflexions de Stavrogin et de l'Homme ridicule sur l'inanité du remords chez un candidat au suicide ou un habitant de la lune descendu sur terre (PPS, t.10, 187 et t.25, 107-108).
  9. PPS, t.24, 353: "Ce que je veux, je veux lire le psautier. Mais je ne connais pas le slavon et je n'ai pas de psautier! Faut-il envoyer en chercher un; il fait nuit."
  10. Ibid., 35.
  11. Dostoevsky Studies, vol. 6, 1985, 143-156.
  12. Vladimir Volkoff, Le Retournement, Paris, 1979.


  13.  

    43


     
  14. PPS, t.24, 35.
  15. PPS, t.25, 118.
  16. Ibid. , 119.
  17. Joseph Frank, Dostoevsky, The Years of Ordeal (1850-2859), Princeton, 1983, 116-127. William James, The Varieties of Religious Experience, New York, 1929.
  18. Paul Claudel, Mémoires improvisés, Paris, 1969, 63: "Toute conversion est une mort plus ou moins."
  19. Pour une étude détaillée du personnage cf. Jacques Catteau, La Création littéraire chez Dostoïevski. Paris,
  20. 1978, 351-353.
  21. PPS, t.16,15.
  22. A. Bem souligne pertinemment la disproportion entre le volume des péchés et la minceur de la conversion, cause, selon lui, de l'échec de la "Vie d'un grand pécheur": "La face criminelle du héros est dépeinte avec netteté et psychologiquement convainc, la face lumineuse de meure vague et il faut prendre pour argent comptant sa victoire finale." (A. Bem, "Evoljucija obraza Stavrogina". O Dostojevském, Sborník Stati a materiálů, Praha, 1972, 95).
  23. PPS, t.22, 49.
  24. PPS, t.14, 457.
University of Toronto