L'Ambiguïté fantastique dans le chapitre des Frères Karamazov: "Le diable. Le cauchemar d'Ivan Fedorovič"
Sophie Ollivier, Université de Clermont II
Dans l'article "A propos d'une exposition", publié en mars 1873 dans la revue
le Citoyen, Dostoevskij affirme tenir en haute estime la peinture des Ambulants (N. N. Ge, V. G. Perov, I. E. Repin, V. E. Makovskij), mais en même temps il invite ces peintres à ne pas oublier les dimensions historique, idéaliste et fantastique de l'art. (1) Le fantastique, présent dans
la Logeuse, Crime et Châtiment, les Démons, prend une signification particulière dans
les Frères Karamazov.
Au moment où Dostoevskij veut introduire dans son roman la scène avec le diable, il est tout à fait significatif que l'écrivain se réfère à l'art de Puškin dans
la Dame de Pique: "Puškin, qui nous a donné presque toutes les formes d'art, a écrit
la Dame de Pique qui est le sommet de l'art fantastique. [...] vous croyez qu'Hermann a véritablement eu une vision, une vision conforme à sa conception du monde, et cependant, à la fin du récit, c'est-à-dire après l'avoir lu, vous ne savez que décider: cette vision est-elle inhérente à la nature d'Hermann ou en réalité il s'agit d'un de ces esprits mauvais et hostiles à l'humanité qui sont en contact avec un autre monde. (N. B. Le spiritisme et son enseignement). Ça, c'est de l'art!". (2) C'est la possibilité pour le lecteur d'hésiter entre deux manières d'expliquer un phénomène étrange, entre deux types de causes, naturelles et surnaturelles, qui crée l'effet fantastique. Une telle définition du fantastique, qu'on trouve chez Solov'ev, met l'accent sur la perception du lecteur. Le fantastique peut aussi impliquer l'hésitation d'un personnage devant l'irruption de "l'inadmissible" "au sein de l'inaltérable légalité quotidienne".(3) Cette double hésitation caractérise le fantastique dostoevskien dans le chapitre IX du livre 11 (Quatrième partie) des
Frères Karamazov, intitulé de façon significative: "Le diable. Le cauchemar d'Ivan Fedorovič" . (5)
La première condition du fantastique, condition essentielle pour
Dostoevskij, est remplie d'emblée: le lecteur est ballotté entre deux types
d'explications. Il avait déjà été averti à maintes reprises de la maladie
d'Ivan. Par Aleša, lorsque ce dernier dit à
Liza: "On tože očcen'
teper' bolen, Lise."(6) Ou bien lorsqu'il s'adresse directement à Ivan: "Ja sejčas smotrel u nej na tvoe lico: u tebja
očen' bol'noe lico, očen',
Ivan. "(7) Par Smerdjakov qui apporte des précisions permettant au lecteur de noter l'évolution de la maladie: "Sami,
kažis ',
iš' osunulis', lica na vas net."; "A čego u vas glaza
poželteli, sovsem belki želtye. " (8) ; "Bol'ny vy, ja vižu-s, sovsem
bol'ny-s. Želtye u vas sovsem glaza."(9) La maladie, qui a
atteint un stade important, est définie dans le même chapitre par Ekaterina Ivanovna: "On
pomešannyj. Vy ne znaete, čto on pomešalsja? U nego
gorjačka, nervnaja gorjačka. Mne doktor
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gorovil; idite, begite za nim."(10) et par Ivan lui-même, qui emploie un autre mot que "pomesannyj", plus courant et assez
péjoratif: "Ona velela tebe bezat' za mnoj potomy čto ja
sumašedšij."(11)
Aleša donne à Ivan deux réponses contradictoires, l'une niant la folie: "Ona razumeetsja
ošibaetsja", l'autre établissant une analogie, d'ailleurs ambiguë, entre la maladie d'Ivan et celle de Liza: "Ona sama ocen' bol'na, ona toze, mozet byt', s uma skhodit..."(12) C'est dans cette scène qu'Ivan s'interroge sur les rapports qui peuvent s'instaurer entre la folie et le malade. Enfin la maladie d'Ivan est présentée par analogie avec celle de Smerdjakov, lui aussi "tout jaune" (13), qu'Ivan traite souvent de "sumašedšij". (14)
Un deuxième type d'avertissement est donné par le narrateur. Au début du chapitre IX celui-ci arrête la narration des événements pour préciser qu'Ivan est à la veille d'un accès de fièvre chaude. Il se présente comme un ignorant dans le domaine de la médecine et appuie son affirmation sur le diagnostic d'un médecin qu'Ivan était allé voir à Moscou: " [...]čuvstvuju, čto prišsla minuta, kogda mne
rešitel'no neobkhodimo ob'jasnit' čto-nibud' v svojstve bolesni Ivana Fedoroviča čitatelju."(15) La fonction du narrateur est ici, selon la terminologie de Jacobson, "conative".(16) Le narrateur veut agir sur le destinataire. Cette fonction se double d'une fonction "émotive"(17): "C'est celle qui rend compte de la part que le narrateur en tant que tel, prend à l'histoire qu'il raconte, du rapport qu'il entretient avec elle."(18) Le narrateur exprime les sentiments que lui inspire l'épisode qui va suivre et définit son attitude à l'égard d'Ivan. Il communique au lecteur à la fois un témoignage scientifique et une hypothèse fondée sur sa connaissance du caractère d'Ivan qui, par un effort de volonté, aurait ajourné la crise au-delà des limites ordinaires.(19) Ces fonctions ont été étudiées par de nombreux critiques. Ainsi V. E. Vetlovskaja a bien montré que les moyens employés par le narrateur sont rhétoriques : il veut inspirer confiance.(20) Dans l'optique qui nous intéresse ici, les remarques préliminaires du narrateur non seulement confirment ce que le lecteur savait déjà mais viennent en quelque sorte justifier ce qui va se passer et qui est annoncé par le titre que le lecteur a lu avant les remarques du narrateur. Ainsi un événement étrange est sur le point de se produire et le narrateur demande au lecteur d'opter pour l'explication rationnelle de cet événement.
Mais le narrateur ne peut voir ce que voit Ivan. Au narrateur-personnage se substitue imperceptiblement l'auteur implicite, seul témoin possible de la scène, dont le rôle est double: il décrit l'hallucination ainsi que l'attitude, les réactions d'Ivan. Celles-ci confirment l'explication rationnelle. Dans sa lettre du 10 août 1880 à N. A. Ljubimov Dostoevskij dit avoir consulté des médecins et on connaît l'opinion du docteur A. P. Blagonravov selon laquelle l'écrivain a su décrire le phénomène de l'hallucination mieux que "des lumières de la science" et montrer qu'il s'est produit "à la suite d'une forte tension de l'âme".(21) Ivan vient en effet d'apprendre que Smerdjakov a tué Fëdor Karamazov. Avant de retourner chez lui il sauve un paysan qu'il avait frappé avant sa visite. Cet acte de sauvetage est un moyen pour Ivan de se prouver sa grandeur d'âme à un moment où il a l'intention d'avouer sa part de culpabilité dans le crime. Peut-être désire-t-il aussi retarder la confrontation
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à cette partie de lui-même qu'il se refuse à reconnaître. L'émergence de l'hallucination est précédée d'une sensation de froid, d'une impossibilité de boire, d'une envie de dormir. L'auteur est au-dessus de son personnage pour décrire le stratagème dont use ce dernier pour se persuader que la vision apparaît d'elle-même: "[...] on načal izredka ogljadyvat'sja krugom, kak budto čto-to vysmatrivaja."(22) L'agitation est suivie d'un long moment d'attente durant lequel Ivan fixe un objet. La fixité morbide du regard est un signe clinique: Ivan est en train de façonner son double. L'objet devient "tout à coup" une personne "apparue Dieu sait comment".(23) La vision de l'auteur implicite coïncide avec celle d'Ivan. Puis l'auteur s'efface pour laisser parler son personnage, mais les indications précises qui ponctuent le discours d'Ivan témoignent du désir de Dostoevskij de prouver l'état hallucinatoire dans lequel se trouve Ivan: celui-ci se lève, s'assied, marche de long en large, se prend la tête entre les mains, rougit, tremble, gémit "d'une façon maladive", grince des dents, tremble de tout son corps, parle avec un entêtement d'enragé. Les mots: "svirepo", "jarostno", "stroptivo", "isstuplenno" sont autant de signaux lancés au lecteur. Ivan est un malade qui lutte contre sa vision, puis est "vaincu"(24) par elle.
Le processus de la perte de la personnalité est révélé dans le discours d'Ivan par l'emploi des pronoms personnels. L'alternance de la première et de la deuxième personne est tout à fait significative. Au début les "ja" coexistent avec les "ty". Parfois les "ja" sont plus importants que les "ty". Mais, très vite, les "ty" l'emportent, le "ja" devient unique et est enserré par les "ty": "Ty lož', ty bolezn' moja, ty prizrak. Ja tol'ko ne znaju, čem tebja istrebit', ... Ty moja galljucinnacija. Ty
voploščenie menja samogo [...] "(25); ;Net, ty ne sam po sebe, ty - ja, ty est' ja i bolée
ničego! Ty drjan', ty moja fantazija!"(26) Cette alternance caractérise les phrases dans lesquelles Ivan affirme à son interlocuteur que celui-ci est son hallucination, tout en le traitant comme un autre. Ce que dit Jacobson à propos d'Edgar Poe s'applique à Dostoevskij: tous les traits spécifiques de l'hallucination auditive tels qu'ils sont recensés, par exemple, dans la monographie de Lagache - apparaissent dans le discours de l'amant: diminution de la vigilance, angoisse, aliénation de la parole propre, attribuée à un autre, le tout "dans les limites d'un espace clos".(27)
Sous le poids d'un double héritage, d'une double maladie, l'épilepsie de son père, l'hystérie de sa mère, Ivan est déchiré entre des aspirations contradictoires: l'appel du bien (les impulsions de sa mère, une sainte hystérique) et l'appel
du mal (les qualités sordides de son père).(28) Le conflit ó intérieur est à la fois physique, psychique et métaphysique. Pour le résoudre Ivan projette au dehors ce qu'il refuse de reconnaître en lui-même. Il est en quelque sorte moins douloureux de faire éclater son moi que de faire coexister les deux images. Dans un deuxième temps il retrouve dans le monde
extérieur ce qu'il a expulsé de lui-même. "Ce qui était méconnu de lui, il le perçoit désormais en autrui, souvent de I manière aiguë, sans pour autant progresser dans la connaissance de soi [...] Deux refus successifs sont ici à l'oeuvre: ne pas vouloir connaître celui que l'on porte en soi L. [...] ; ne pas vouloir être cet autre."(29) Ivan reconnaît d'autant
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moins son double que celui-ci, double non par duplication mais par division(30), a une apparence physique différente de celle de l'original. Le malade a crée un double partiel et trompeur.
En même temps que l'accent est mis sur les causes naturelles du phénomène la réalité du diable est soulignée avec force détails. Dostoevskij écrit à Ju. F. Abaz: "[...] fantastičeskoe v iskusstve immeet predel i pravila.
Fantastičeskoe dolžno no togo soprikasat'sja s real'nym, cto Vy
dolžny počti poverit' emu. "(31) Dans les brouillons écrits dans la nuit du 16 au 17 juin 1880 Dostoevskij note des détails réalistes sur le diable: "Satana (borodavka i proč.). Satana ("Stanovljus' sueveren")."(32) Dostoevskij avait déjà noté le détail sur la verrue (détail qui disparaîtra dans le manuscrit) ainsi que celui sur l'âge et les cheveux grisonnants ("sedoj starik") (33) , que l'on retrouve dans le manuscrit sous une autre forme. Dans des brouillons ultérieurs, il note: "et qui frisait la cinquantaine"(34), détail que se retrouve sous cette forme dans le manuscrit. Par contre, certains détails sont supprimés parce que peu vraisemblables: "Ivan b'ët ego, a tot
očutyvaetsja na raznyh stul'jakh."(35)
Le diable de Dostoevskij n'est pas Satan "s opalënnymi kryl'jami" comme le souligne l'écrivain dans sa lettre à Ljubimov. (36) C'est cette même expression qu'il attribue au diable lorsque celui-ci se gausse de la conception romantique d'Ivan selon laquelle le diable devrait apparaître "v krasnom sijanij, gremja i blistaja, s opalënnymi kryl'jami".(37) Dostoevskij prend ses distances par rapport au démonisme de la littérature européenne. Le diable dostoevskien n'est pas le démon politicien de Milton qui incarnait la révolte bourgeoise du 17ême siècle anglais contre le despotisme royal. Par son mépris des hommes et son intention de détruire tout ce qui est vivant il est peut-être plus proche du
Méphistophélès de Goethe, mais il n'a pas sa grandeur, son esprit de pure négation, son ironie glacée. Affirmer qu'il veut le bien mais fait le mal par bon sens est pour lui une façon de se démarquer par rapport au personnage de Goethe. Dostoevskij détruit l'oréole du
démonisme romantique. Il présente un diable qui n'est ni Lucifer (38) - le diable dostoevskien n'affirme-t-il pas avoir oublié être un ange déchu?(39) - ni Satan, l'ennemi impitoyable qui agresse et tue ni le Démon de Lermontov, le révolté qui a soif d'absolu et refuse toutes les limites, le symbole de l'esprit humain qui engage la lutte contre tout ce qui l'opprime.
C'est un diable qui rappelle dans une certaine mesure celui de Lesage (le Diable boiteux, 1707 et 1726) ou celui de
Soulié (les Mémoires du diable, 1838-1839) qui sonde les coeurs, soulève le toit des maisons, révèle les tares des hommes (médecins et prêtres). Mais le diable dostoevskien est surtout proche du diable gogolien, non de celui de
Vij mais du petit diable mesquin et vulgaire de La nuit de Noël. En paraphrasant Paul Evdokimov on peut dire que sans le diable de Gogol' celui de Dostoevskij n'existerait pas,(40) Un autre trait apparente les deux personnages: l'amour de l'argent. Sans avoir l'aspect terrifiant de l'usurier du
Portrait, le diable de Dostoevskij incarne comme lui le pouvoir maléfique de l'argent. On connaît son désir de s'incarner dans une marchande. A la mesquinerie, la vulgarité gogolienne il allie
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la bouffonnerie, trait qui existe chez Gogol', mais peut-être à un moindre degré. Dostoevskij s'inspire, comme Gogol', de la tradition populaire qui appelle le diable "šut", "černyj šut" et affirme que les farces du diable engendrent le malheur. (41) On se souvient du proverbe: "Bog dal popa a čert skomorokha."
Enfin, comme Gogol, Dostoevskij fait croire à l'existence du diable à l'intérieur de son oeuvre en l'intégrant à la galerie de ses personnages. Le diable est dans le roman le contrepoint du "moine russe". Ce dernier justifie la bonté de Dieu par la réfutation des arguments tirés de l'existence du mal. Le diable affirme que la décision de faire le mal vient de lui-même, de sa fidélité à son rôle, rejetant ainsi la signification salutaire de la tentation.(42)
Certains personnages dostoevskiens ont une allure extérieure proche de celle du diable. Les deux voyageurs de
Malen'kie kartinki ont 56 ou 57 ans; l'un a une barbiche grisonnante, l'autre a les cheveux grisonnants.(43) Leurs habits révèlent leur appartenance sociale.(44) L'un des deux "gentlemen" rappelle irrésistiblement le diable. Tous deux portent des habits élégants mais démodés: ce sont des nobles pique-assiette. Le diable est présenté comme un homme ancré dans la société russe. Il appartient à cette catégorie de nobles qui n'ont pas su gérer leur fortune et dont Turgenev décrit la dégradation morale dans
les Récits d'un chasseur ("Mon voisin Radilov", "Lebedjan"). Le Malin qui est voué à n'être que "le pique-assiette ontologique de la création"(44 bis) devient sous la plume de Dostoevskij un type social de la Russie du 19ème siècle. Dostoevskij attaque dans la personne du diable les libéraux T. Granovskij, A. Herzen et Ivan Turgenev dont il avait déjà fait la caricature dans
les Possédés et l'Adolescent. Le parasitisme social et économique prend une dimension politique et spirituelle. Coupé du sol natal, de la foi russe, le parasite se nourrit d'idées importées de l'Occident.
(45)
Le diable de Dostoevskij fait aussi penser aux bouffons tels que Marmeladov ou Snegirëv. Ce dernier, comme le diable, porte des pantalons clairs à carreaux qui ne sont plus à la mode.
(46) Mais ces personnages appartiennent à la veine du pauvre
pitoyable et comique à la fois qui aime se rouler dans la
fange, étaler ses souffrances et son humiliation, par besoin
de s'offrir en spectacle afin de devenir un objet non plus de
pitié mais de risée. Le diable ne s'offre pas aux quolibets
des autres et ce n'est qu'apparemment qu'il rit de lui-même.
Son rire, méchant et destructeur, est en fait dirigé contre
les autres. "Qui donc se moque des hommes, Ivan?", demande
Fëdor Pavlovič à son fils, et celui-ci lui répond: "Le diable probablement."(47) Pour faire souffrir Ivan le diable lui
raconte les anecdotes que ce dernier a imaginées ainsi que le poème du Grand Inquisiteur qui révèle l'aspiration idéaliste d'Ivan à l'âge d'or coexistant avec l'aspiration à un monde chigalëvien. La réitération dans la bouche grimaçante du diable des deux utopies (48) ridiculise l'angoisse d'un homme révolté contre l'injustice. Le diable singe Ivan, le contrefait, et Ivan se plaindra à Alesa de l'insolent persiflage du diable.
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Le rire a donc une double fonction: faire souffrir et se délecter devant la souffrance. Ce trait apparente le diable à Liza, "le diablotin" et à Smerdjakov, "le laquais" comme Ivan appelle le diable, qui annoncent ce dernier et constituent en quelque sorte sa cohorte(49), comme le petit diable dont le père Ferapont a coincé la queue.
Enfin le diable n'est pas sans rappeller des bouffons tels que Fedor Pavlovič, (50) Svidrigailov et surtout Pëtr Verkhovenskij, le démon mesquin qui apparaît "tout à coup" dans le salon de Varvara Petrovna.(51) Le portrait de Petr Verkhovenskij est construit sur le principe de l'antinomie entre l'apparence ("kak-budto") et la réalité ("no") De même la description de l'allure extérieure du diable est fondée sur l'opposition entre la première impression qui est celle d'un
pomeščik "comme il faut" et la réalité (le diable n'est qu'un pique-assiette son aspect bonasse et affable(52) et sa dialectique habile et dénigrante. Le diable est comme Pëtr Verkhovenskij un virtuose de la parole.(53)
La méthode du diable, qu'il expose avec cynisme, consiste à faire douter Ivan lorsque ce dernier semble croire en lui et vice versa. Il lui apporte des preuves doubles: celles de sa réalité (il était présent lors de la crucifixion, il est le tentateur des hommes, celui qui connaît les tréfonds de l'âme humaine) et celles de son irréalité (sa tirade sur les rêves générateurs d'idées nouvelles). Le diable est l'agent du fantastique, son manipulateur.
L'hésitation qui donne vie au fantastique est également ressentie par le personnage d'Ivan, victime de la dialectique du diable. Ivan ne s'étonne ni de l'apparition de l'objet ni de sa transformation. La perception de l'autre n'est pas remise en cause. De même son discours paraît naturel comme il semble naturel à Ivan de lui répondre.
Percevant un être extérieur à lui-même Ivan va osciller entre deux explications. Il cherche à se persuader que le diable est une hallucination, le produit de sa maladie, un mirage, car l'explication médicale nie la maladie, la folie. Ivan a deux interlocuteurs devant lui. Ils constituent un triangle: Ivan, l'hallucination qui a l'apparence du diable et le diable.
L'hésitation d'Ivan n'est pas passive. Pour lutter contre une présence qui l'obsède il a recours à plusieurs moyens. Il met sur son front une serviette mouillée (le lecteur ne se doute de rien dans la scène car la narrateur brouille les cartes) . Un autre moyen est l'emploi d'une sorte de formule magique, incantatoire, un leit-motiv lancinant par lequel Ivan tente de convaincre l'être qu'il perçoit devant lui - en fait de se convaincre lui-même - que cet être n'a pas de consistance: "Tu es un mensonge, tu es ma maladie, tu es un fantôme."; "Tu es mon hallucination. Tu es l'incarnation de moi-même, mais toutefois d'un aspect de moi-même... de mes pensées et de mes sentiments les plus vils et les plus sots."(54) C'est reconnaître le côté vil de sa nature moins en lui-même qu'en un • être extérieur. Un troisième moyen est la quête de preuves tangibles. Ivan est à l'affût: si le discours de "l'hôte inattendu"(55) n'est qu'une redite de ce qu'il pense, de ce
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qu'il a écrit il est malade et le diable est absent. De là sa joie lorsqu'il se souvient que l'histoire du quadrillion de kilomètres a été inventée par lui.
Mais, d'un autre côté, Ivan s'adresse au diable comme à un interlocuteur dont il semble admettre l'indépendance. Il s'étonne de ses rhumatismes, l'interroge sur ses activités en tant que tentateur des solitaires, sur son attitude envers Dieu. Puis à mesure que le diable prend plus d'emprise sur lui, notamment lorsqu'il prouve que, même s'il est issu de l'imagination d'Ivan, il n'en existe que davantage, Ivan fait preuve d'une hostilité de plus en grande à son égard, passant du mépris aux injures,(55 bis) de l'accusation de mensonges aux menaces de coups ou de mort.
I
On voit l'ambiguité de l'attitude d'Ivan. La reconnaissance
de la présence du diable, comme la lutte contre le diable, est pour lui un moyen de se prouver sa normalité et d'être confronté à la conséquence ultime de sa philosophie. Ainsi la découverte qu'une phrase du diable n'est pas de lui constitue une preuve importante. Mais cette reconnaissance est une arme à double tranchant, car elle implique la croyance au diable. Le geste d'Ivan à la fin de la scène ne rappelle-t-il pas celui de Luther qui croyait au diable? Le désir de croire à l'hallucination peut être interprétée comme un refus de se mettre au service du diable. Ivan oscille entre des besoins contradictoires, entre des perceptions et des interprétations différentes. Le fait de retrouver dans le discours du diable ses propres pensées est la preuve que ce qu'il vit n'est qu'un monologue halluciné, mais aussi que le diable est le parasite qui s'approprie les pensées des autres. Les preuves ne sont plus des preuves et à la fin, lorsque le diable expose les deux pôles de l'utopie sans Dieu, l'hésitation d'Ivan disparaît. Il refuse la présence de l'autre: hallucination ou diable et se bouche les oreilles. Lutter contre la vision est impossible, il ne reste qu'à ôter le son.
Dans sa lettre du 10 août 1880 à Ljubimov Dostoevskij écrit que la scène du diable aurait pu ne pas exister, mais qu'il l'a écrite avec plaisir et qu'elle a sa raison d'être.(56) Quelles sont les fonctions du fantastique dans cette scène?
Une des fonctions du fantastique est de révéler l'ambiguïté du désir d'Ivan d'aller avouer la vérité et disculper son frère. Etre la proie de la folie ou des forces surnaturelles est pour Ivan une façon de se décharger de ses responsabilités. Les anecdotes, les aphorismes du diable, liés à des vérités profondes, (57) éclairent l'innocence d'Ivan, telle qu'elle a été décrite par Camus,(58) l'élément moral de son immoralisme, le désir secret d'être sauvé(59). Mais l'éclairage est ironique et, de ce fait, tend à "mettre en question le sérieux des dispositions d'Ivan, la bonne foi et les mobiles honorables de son attitude",(60). Explicitant les idées du diable auquel il attribue des questions que celui-ci n'a pas posées, Ivan expose dans le chapitre suivant le problème qui le tourmente: il a peur d'être lâche. La lâcheté implique moins la crainte d'avouer que celle de ne pas avoir le courage d'avouer. Ne rien dire serait conforme à sa philosophie, mais avouer répond au
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côté moral de sa nature. L'oscillation fantastique est un moyen artistique de traduire le dilemne dans lequel il se trouve, et qu'exprimé Aleša à la fin du chapitre X: "Ou bien il se redressera dans la lumière de la vérité ou bien ... il périra dans la haine [...] (61) La scène du diable prépare celle du procès. Lorsqu'Ivan avoue sa responsabilité dans le meurtre il cite le diable comme témoin, et sa confession devient le double grotesque de la confession à coeur ouvert qu'il rêvait de faire. La folie devient possession démoniaque: "[...] on zavopil neistovym voplem [...] " (62) Ivan pouvait dialoguer avec le diable, à présent celui-ci est entré dans son corps et dans son âme.
La scène fantastique met en question le bien-fondé de la Légende, en faisant apparaître les idées du Grand Inquisiteur dans toute leur nudité caricaturale. Hallucination ou diable, le double d'Ivan s'instaure en double parodique du Grand Inquisiteur, lui-même un des doubles d'Ivan. Ivan ne peut (ni ne veut) se reconnaître dans le Grand Inquisiteur, comme il ne peut reconnaitre dans le diable "l'Esprit terrible et intelligent" qu'il a évoqué dans le "poème". Le miroir déformant est destructeur.
Le fantastique a de toute évidence une fonction métaphysique. L'apparition du diable correspond à un moment où la vie sort des normes de la logique. Certains détails mis en relief dans le chapitre suivant - l'heure, (63) la tempête de neige, les bougies consumées (on ignorait qu'il y eût des bougies) -créent une atmosphère terrifiante. (64) Par un flash-back on peut imaginer le service sacrilège éclairé par les bougies: le diable gimaçant et les gesticulations d'Ivan. Le fantastique est un moyen de faire percevoir d'une manière tangible l'ambiguïté de la nature du diable: est-il inhérent à la personne humaine ou est-ce un être venu de l'extérieur tenter les hommes au moment où ceux-ci sont prêts à accepter sa présence,
(65) et profite-t-il de la maladie pour s'ériger en double?
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La fonction métaphysique du fantastique est étroitement liée à sa fonction politique et sociale. L'ambiguïté fantastique traduit la peur éprouvée par Dostoevskij de voir la Russie devenir la proie d'un nihilisme issu de 1'Occident (67), négateur de Dieu, traître à la Russie, à ses traditions, à ses racines, à son passé, à son peuple. La scène révèle la condition tragique de l'homme moderne écartelé entre la folie et la croyance au diable, celui-ci représentant la tentation nihiliste génératrice d'un chaos national.
Dans sa "Préface à la publication de 'Trois récits d'Edgar Poe" (1861), Dostoevskij oppose "le fantastique romantique" d'Hoffmann au "fantastique matériel" de Poe. (68) Il admire chez l'écrivain américain une puissance imaginative qui se manifeste selon lui dans "la force des détails" et dans l'art' de suggérer le caractère plausible d'événements surnaturels. (69) Selon R. Jacobson, Dostoevskij se serait souvenu d'Edgar Poe dans la scène du cauchemar d'Ivan Karamazov: "Selon les théories de Poe, s'il n'y a pas cette hésitation entre le sens "superficiel" et le sens "profond", "il y a nécessairement une certaine âpreté, une nudité, qui choque un oeil d'artiste
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tiste". Les deux traits fondamentaux et complémentaires du comportement verbal sont ici mis en évidence: tout discours Intérieur est essentiellement un dialogue; tout discours reproduit est ré-approprié et remodelé par celui qui le cite [...] Poe a raison c'est la tension entre ces deux aspects du comportement verbal qui confère au
Corbeau - et j'ajoute à ce qui constitue le sommet des Frères Karamazov - leur richesse poétique".(70) On ignore si Dostoevskij avait lu le poème d'Edgar Poe, mais le fantastique dostoevskien dans la scène que nous avons étudiée est en effet très proche de celui de Poe. Il semblerait que Dostoevskij ait amalgamé la tradition américaine (Poe) (71) à la tradition russe (Puškin, Gogol') pour créer une forme artistique susceptible d'exprimer l'oscillation psychique et spirituelle de son personnage et de traduire dans le domaine de l'écriture l'angoisse d'une interrogation plus que la certitude d'une réponse.
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