Dostoevsky Studies     Volume 8, 1987

Les Techniques narratives dans Saint Manuel le Bon, Martyr de Unamuno et "Le Grand Inquisiteur" de Dostoievski

Marie Thérèse Foncelle, Opio, France

Dans un article publié en 1981, "Spanish and Portuguese responses to Dostoievskij"(1), William Edgerton notait 1'intéret qu'il y aurait á rapprocher Saint Manuel le bon, martyr, de Unamuno, du "Grand Inquisiteur" de Dostoievski.

L'écrivain-philosophe Miguel de Unamuno a fait partie de l'élite intellectuelle espagnole appelée "la génération de 98", dont les préoccupations étaient tout autant politiques que littéraires. L'Espagne, en cette fin de siècle, après la perte de ses colonies, est á la recherche de son identité et de sa position en Europe et dans le monde; les intellectuels espagnols aussi. Devant l'inconsistance de la vie politique, le groupe des "98" se disperse rapidement, chacun suivant sa propre voie. Recteur de l'Université de Salamanque, Unamuno produit de nombreux essais, drames, romans, poèmes, dont le thème est principalement une réflexion philosophique sur la réalité et le destin de l'homme. Exile politique pendant les années vingt, il connaît á Paris la douleur du déracinement. De retour en Espagne lors de la proclamation de la seconde République, en 1930, il renonce rapidement au rôle qu'il espérait jouer sur la scène politique. Il ne cache pas sa déception quand l'armée prend le pouvoir en 1933, et il est mis aux arrêts de rigueur á son domicile jusqu'à sa mort, en 1936.

Unamuno a ainsi partagé avec Dostoievski l'espoir engendré par les théories socialistes, l'exil politique, la lutte entre le doute et la foi en Dieu. Et s'il ne cite pas Dostoievski parmi les écrivains dont il se sent débiteur, il manifeste dans ses écrits, des 1899, la profonde admiration qu'il éprouve pour lui. Dans un essai publié en 1914, intitule "Un étrange russophile", il rapporte une conversation qui se déroule dans un café espagnol, entre partisans des différentes nations en guerre. Après avoir écouté parler les autres, l'étrange russophile explique:

Ma vision de la Russie, de ma Russie, provient de ma lecture de la littérature russe, surtout de Gogol, Tourgueniev, Tolstoi, Gorki et spécialement de Dostoievski. Dostoievski est, je dois le confesser, ma principale source en ?e qui concerne la Russie. Ma Russie est la Russie de Dostoievski, et si la Russie réelle et véritable d'aujourd'hui n'est pas celle-là, tout ?? que je vais dire manquera de valeur pratique, mais pas de toute autre valeur. Je me prononce pour le triomphe de la philosophie, c'est-à-dire de la conception et du sentiment de la vie et du monde qu'avait Dostoievski.(2)

Dans un autre essai, daté de 1920, et consécutif á une lecture assidue de nombreux ouvrages de la littérature russe,

156

Unamuno range les romans russes dans une catégorie différente de celle de la fiction ordinaire. Il écrit:

En Russie, le roman n'appartient pas á un genre, ce n'est pas de la littérature. Ce n'est pas non plus de la fiction. C'est une création quelque chose de chair et de sang. Et c'est de l'histoire, histoire créée et pas seulement racontée. Et en tant qu'histoire créée, c'est de la prophétie. Dostoievski, l'antirévolutionnaire, est le prophète de l'actuelle révolution russe; il est le père de Lénine. Lénine est sorti des romans de Dostoievski, et il a toute la réalité intime des personnages de ces romans.(3)

Il faut dire que les romans de Dostoievski éprouvent fortement Unamuno: ils lui donnent un tel sentiment de réalité intime que la lecture en est douloureuse - d'une douleur qu'il compare à celle "d'un éclair éblouissant, d'un cri déchirant, d'une sauce piquante qui brûle la langue ou d'une odeur qui empêche de respirer"(4). Sortir de ce qu'il appelle "le cauchemar des romans russes" pour revenir à la réalité quotidienne, lui procure I'impression que la vie ordinaire est "réduite á l'ombre d'un rêve".

C'est justement ce sentiment trouble de la réalité qui tourmente Unamuno. Tourment amplifié par le problème de l'immortalité, sans laquelle 'univers perd tout son sens. Cherchant pour lui-même une réponse á toutes ces questions, il écrit, en 1930, peu après son retour d'exil, une courte 'novela', Saint Manuel le bon, martyr. Celle-ci, considérée souvent comme sa plus grande oeuvre littéraire et son testament religieux, a été, depuis quelques années seulement, comparée à la légende du "Grand Inquisiteur"(5).

Dans Saint Manuel le bon, martyr, Angela Carballino, jeune femme sincèrement croyante, raconte, dans une confession, l'histoire de Don Manuel. Prêtre dans un petit village, celui-ci consacre sa vie à rendre plus douce celle de ses paroissiens en arguant de la foi en Dieu et de la promesse de la vie éternelle. L'admiration qu'éprouve Angela pour Manuel, l'amitié qui se noue entre eux, puis entre Manuel et Lazare, le frère d'Angela (jeune homme progressiste et athée), dévoilent peu à peu l'existence d'un secret torturant l'âme de ce prêtre hors du commun. Don Manuel ne croit pas en ce qu'il professe, il joue son rôle de second Christ pour supporter de vivre dans l'absence de Dieu. Le mensonge est son unique recours, il convaint Lazare de la nécessité d'une telle imposture: le peuple ne pourrait accepter sa misérable condition sans 1'espoir d'une vie meilleure dans l'au-delà. La vie, la mort dé Manuel et dé Lazare se perdent dans la mémoire de cette femme vieillissante, qui veut laisser, par son testament, le seul témoignage de la véritable personnalité du prêtre, au moment où 1'Eglise officielle prétend le canoniser. La 'novela' s'achève par un bref épilogue, dans lequel Unamuno accrédite la confession d'Angela, affirmant que les personnages fictifs sont plus réels que les personnages dé chair et d'os. Manuel, Angela, Lazare: les trois personnages principaux de

157

la 'novela' de Unamuno évoquent les trois personnages acteurs du chapitre du "Grand Inquisiteur", Aliocha, Ivan et le Grand Inquisiteur. Ils s'organisent dans une relation triangulaire semblable, que l'on peut schématiser ainsi:

                                        Saint Manuel                                                         le Grand Inquisiteur

                    Angela                             Lazare                                 Aliocha                                     Ivan

Mais la similitude va plus loin: Angela Carballino est sincèrement croyante, comme Aliocha Karamazov; comme lui, elle est confrontée à un frère athée et socialiste: Lazare, qui revient d'Amérique. Une discussion s'engage ainsi à propos de l'existence de Dieu et de la vie éternelle. Dans le débat, intervient un troisième personnage: Saint Manuel, que révêle Angela, et le Grand Inquisiteur, créé par Ivan. Ce troisième personnage est, dans les deux cas, membre de l'Eglise Catholique Romaine - l'un cardinal, l'autre simple prêtre de village, mais qui, précise Angela, "a repoussé l'offre d'une brillante carrière ecclésiastique"(6) - ; tous les deux exercent leur sacerdoce en Espagne. Le Grand Inquisiteur expose ses projets en vue de la réalisation de l'harmonie universelle; Saint Manuel, lui, met en place, dans le village de Valverde de Lucerna, un nouveau type de société. Leur raisonnement est similaire: ne croyant plus en Dieu, mais estimant la majorité des hommes trop faible pour supporter l'idée du néant, ils imaginent un système destiné à donner le bonheur à l'humanité, - ou bien plutôt l'illusion du bonheur, car ce système est fondé sur un même mensonge. C'est au nom du Christ qu'ils veulent assurer le pain quotidien aux hommes, mais au détriment de la liberté individuelle; ils promettent cette vie éternelle à laquelle ils ne croient pas, en compensation des souffrances terrestres. Manuel s'appuie sur les mêmes forces que le Cardinal: le miracle, le mystère, l'autorité. Il imite en effet si bien le Christ que le peuple voit des miracles dans les guérisons qu'il suscite, et croit en tout ce qu'il prêche; son charisme, sa vie exemplaire, sa bonté et sa générosité de chaque instant lui confèrent une autorité sans limites. La société idéale que proposent le Grand Inquisiteur et Saint Manuel témoignent d'un rêve utopique très proche. Aussi un même triangle peut-il représenter la manière dont s'organisent les idées incarnées par les personnages pour les deux oeuvres:

                                                                                    l'utopie

                                                la foi                                                                     l'athéisme socialiste

Ce schéma commun ne doit pourtant pas masquer la particularité de la technique de chacun des auteurs. L'analyse de mêmes procédés utilisés dans chacune des narrations démontre la spécificité d'écriture de Dostoïevski et de Unamuno.

Sain Manuel le bon, martyr est composé d'un récit - la confession d'Angela - et d'un épilogue, dans lequel Unamuno joue le rôle d'éditeur, attribuant celui d'auteur à Angela. Celle-ci, promue narratrice, ne se considère pas pour autant auteur littéraire. Elle écrit ses mémoires pour un (des) ré-

158

cepteur(s) inconnu(s) et incertain(s); son récit est soumis aux contraintes de la langue écrite: il doit récréer la situation (description du village, de l'environnement, des personnages), être composé avec soin et concision, éviter les redites.

Le poème du "Grand Inquisiteur", au contraire, est raconté par Ivan à son frère au cours d'une conversation; la présence d'Aliocha, interlocuteur-récepteur, conditionne le récit. Ivan peut ainsi expliquer, répéter ou même éventuellement modifier son message en fonction de son frère. On perçoit déjà l'originalité de la technique dostoievskienne: le récit d'Ivan est créé au sein d'un dialogue. C'est principalement par le dialogue que se construisent les personnages des romans de Dostoïevski: ainsi Ivan, dans la taverne, se livre-t-il à Aliocha, au lecteur, mais surtout à lui-même. En racontant son poème, il exprime un autre aspect de sa personnalité; il se découvre, dans les deux sens du terme. Son propre dédoublement amène le dédoublement de tout le dialogue: Ivan s'efface devant le Grand Inquisiteur, Aliocha laisse sa place au Christ. La silhouette du Cardinal, derrière laquelle se cache Ivan, se précise, face à un Christ silencieux, mais bien présent (son silence est communication au-delà du langage, Aliocha le prouve en parodiant le baiser). Ce double dialogue s'intégre lui-même, à un troisième niveau, dans un autre dialogue: Ivan prolonge la discussion entamée chez le starets au début du roman, et Zosime répondra au Grand Inquisiteur dans un autre chapitre.

Le dialogue, le dédoublement des personnages et de la structure modifient la composition triangulaire évoquée précédemment. Dans Saint Manuel le bon, martyr, rien de tel: la structure triangulaire reste la structure de base, malgré l'importance ici aussi du dialogue et du dédoublement. L'évolution de l'oeuvre se fait à l'intérieur du schéma initial.

Le premier portrait de Manuel que dresse Angela le présente comme une image du Christ, auquel s'oppose un Lazare athée et progressiste. Puis, à travers les discussions qui dévoilent le prêtre à ses amis, on découvre un autre Manuel, qui évoque bien plus un Antéchrist qu'un Christ, et qui fait du frère et de la soeur ses adeptes. La transformation qui intervient dans la 'novela' se réalise sur un axe horizontal, et non pas vertical comme dans Les Frères Karamazov, et peut se représenter par deux triangles:

                                           Manuel = Christ                                                                                   

Angela croyante en Dieu      Lazare athée et progressiste      

Manuel = Antéchrist

Angela croyante en Dieu et en Manuel       Lazare disciple de Manuel

Le premier triangle correspond au début de la 'novela', où Angela décrit son village, sa vie, et Don Manuel, dans une définition précise du décor et des personnages. La série de dialogues qui suivent révèlent la véritable pensée du prêtre, dans un récit soudain animé et vivifié. Mais ici le dialogue

159

n'a pas pouvoir de construction; le héros unamunien est un personnage parfaitement élaboré, fini, qui se raconte au fil de l'oeuvre. Saint Manuel ne cherche pas à discuter sa théorie avec Lazare; sûr de sa vérité, il l'expose à Lazare pour la partager avec lui et avec le lecteur.

Le dialogue dans Saint Manuel le bon, martyr est celui du roman classique; de la même manière, le thème du double, si important dans le roman polyphonique de Dostoïevski, a une fonction bien différente dans l'oeuvre d'Unamuno.

Si Manuel est le double du Christ, c'est parce qu'il a décidé de jouer ce rôle; il choisit d'être un Christ pour ses paroissiens. Il contrôle, pourrait-on dire, les deux aspects de sa personnalité: l'homme public qui imite le Christ, et l'Antéchrist qui se cache au plus profond de son âme. C'est par choix également que Lazare devient le double de Manuel; il n'est pas à la recherche de lui-même, ni des différentes possibilités qui lui seraient offertes. Il abandonne le rôle du Lazare progressiste, aux idées modernes, pour endosser complètement celui de Manuel:

Il a fait de moi un homme nouveau, un véritable Lazare, un ressuscité, dit-il à sa soeur (7).

A l'inverse, le double, dans Les Frères Karamazov, entre dans le processus de création des personnages; il donne une possibilité supplémentaire d'élaboration aux héros: le Grand Inquisiteur est un double d'Ivan, Aliocha une sorte de double du Christ et (ou) du starets Zosime, lui-même double du Christ russe. Ivan, lors de ses hallucinations, discute avic le diable, qui n'est qu'un autre aspect de lui-même; il le dit à sa vision:

Non, tu n'existes pas, tu es moi-même et rien de plus! (8)

Les personnages de Dostoïevski se construisent tout au long de l'oeuvre; le dynamisme de la structure y contribue. Cette dimension nouvelle apportée par Dostoïevski au genre romanesque, et perçue par Unamuno comme une création sublime de réalité intime, ne se retrouve pas dans Saint Manuel le bon, martyr. Pourtant, l'écrivain espagnol est parvenu à créer avec le personnage de Saint Manuel, en qui il avoue mis tout son "sentiment tragique de la vie quotidienne"(9), un être fictif rival du Grand Inquisiteur.

Cette ébauche d'étude comparative entre Saint Manuel le bon, martyr et le chapitre du "Grand Inquisiteur" n'est qu'un point de départ dans le rapprochement à établir entre Dostoievski et Unamuno,. Les techniques des deux auteurs se révèlent fort différentes, mais le parallélisme des idées débattues dans leurs oeuvres témoigne des mêmes interrogations. On peut aller jusqu'à affirmer que cinquante ans après, Unamuno a tenté de répondre aux mêmes questions que Dostoïevski. L'Espagne et la Russie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, ont suffisamment de points communs pour justifier un travail plus approfondi en ce qui concerne les liens créés

160

par leur littérature respective. Les citations correspondant aux notes 2,3,4 & 9 traduites par moi-même.

NOTES

  1. in Revue de Littérature Comparée, juillet-déc. 1981, n.3-4, p.419 à 428.
  2. Miguel de UNAMUNO. "Un extra no rusófilo", (Madrid : Escelicer, 1971), Obras completas, vol. IX, p.1248.
  3. id., ibid., Madrid : Escelicer, 1968) vol. iv, "Sobre el género novelesco", p. 1402.
  4. id., ibid., p. 1400.
  5. cf. Gustavo J. GODOY. "Dos mártires de la fe según Dosto-yevski y Unamuno", Cuadernos de la Cátedra Miguel de Unamuno. Salamanca, n.20, 1970. p.31 à 40. Charles-Auguste LAVOIE. "Dostoyevski et Unamuno", Cuadernos de la Cátedra Miguel de Unamuno. Salamanca, n. 23, 1973. p.221 à 227. Thomas MERMALL, "Unamuno and Dostoevsky's Grand Inquisitor", Hispania. 61, 1978. p.851 à 858. Anna Lisa CRONE. "Unamuno and Dostoevsky; some thoughts on atheistic humanitarianism", Hispanófila, 64, 1978. p.43 à 59. William EDGERTON. "Spanish and portuguese responses to Dostoevskij", Revue de Littérature Comparée, n.3-4, juillet-déc. 1981. p.419 à 428.
  6. Miguel de UNAMUNO. Saint Manuel le bon, martyr. Trad. de Jean Rieunaud. Ed. Privat, "Sentiers", 1972. p.41.
  7. id., ibid., p.80.
  8. DOSTOÏEVSKI. Les Frères Karamazov. Trad. de Henri Mongault. Gallimard, Folio, 1983. tome II, p.326.
  9. Miguel de UNAMUNO. San Manuel bueno, martir y tres historias mas. Madrid, Espasa-Calpe, Colección austral, 1981. Prologue à l'édition de 1932, p.10.

N.B.: Les citations correspondant aux notes 2, 3, 4 et 9 sont traduites par moi-même.

University of Toronto